La Cellule investigation de Radio France, créée en 2014, est composée de dix journalistes et collaborateurs sous la direction de Jacques Monin. Chaque année, elle produit près de 40 enquêtes au long cours.
Jacques Monin répond aux questions des auditeurs au micro d’Emmanuelle Daviet.


Emmanuelle Daviet : Depuis maintenant dix ans, la cellule investigation de Radio France propose aux auditeurs des enquêtes sur des sujets extrêmement divers, des investigations sur la santé, l’industrie pharmaceutique par exemple, également dans différents domaines de la consommation, et puis des enquêtes très sensibles sur des affaires politiques dont certaines ont eu un retentissement considérable et également de grandes enquêtes internationales, ou encore sur l’environnement. L’objectif, évidemment, c’est de révéler des abus, des scandales ou des informations d’intérêt général, la plupart du temps dissimulés. Alors, avant d’aborder les questions des auditeurs, pouvez-vous nous rappeler Jacques Monin, pour quelles raisons La cellule investigation a été créée en 2014 à Radio France ?


Jacques Monin : Elle a été créée parce que l’investigation était très peu présente ou quasiment pas présente à la radio. C’est vrai que quand on pense à des grandes enquêtes, on pense plutôt à la presse écrite qui a sorti de grandes affaires : Le Canard Enchaîné, Le Monde. Il y a un pureplayer qui s’appelle Mediapart, qui est réputé pour ses enquêtes. Mais à la radio, finalement, on en produisait très peu, parce qu’on n’a pas le temps, tout simplement, parce que la radio, et on le voit principalement à Franceinfo, c’est une chaîne d’information en continu. On couvre l’actualité, mais on a peu de temps pour pouvoir la faire, cette actualité. Et l’idée, c’était de se dire : pour ça, il faut créer une cellule dédiée, une cellule qui s’accorde du temps qui se dégage finalement du fonctionnement des rédactions pour pouvoir enquêter et donc produire des informations exclusives qui nous différencie aussi de ce qu’on peut entendre ou lire chez les autres.

Emmanuelle Daviet : Alors les auditeurs nous ont régulièrement écrit au sujet de vos reportages et s’interrogent sur la manière dont vous choisissez les thématiques de vos enquêtes. Y a-t-il des domaines ou des sujets que vous vous interdisez par exemple ?

Jacques Monin : Deux choses différentes. Non, on ne s’interdit rien. Après, comment on choisit nos sujets ? Nos sujets, il y a ce qu’on appelle les informateurs ou parfois les lanceurs d’alerte qui nous informent de choses qui se passent à l’intérieur d’une entreprise, à l’intérieur d’une administration, et qui considèrent que ça pose des problèmes éthiques et qu’il faudrait le révéler, que c’est d’intérêt public. À ce moment là, on enquête et ça nous permet de sortir, de révéler des informations. Il y a aussi l’actualité qui est une source d’inspiration formidable pour nous, mais pas sur le même rythme que les autres rédactions. C’est à dire que nous, l’actualité nous intéresse quand elle a disparu des radars mais qu’en disparaissant, elle a quand même laissé en suspend des questions auxquelles on n’a pas répondu. Là, on s’approprie ces questions et on essaie d’y répondre. Et puis le troisième moteur, j’allais dire, qui déclenche une investigation, c’est l’air du temps. Quand la Russie entre en guerre en Ukraine, ça crée un choc à l’échelle de la planète qui fait qu’on peut difficilement se soustraire de cette thématique là. Mais on se dit comment traiter ce sujet-là et on trouve des sujets d’enquête. Par exemple, on a fait une enquête sur le réarmement de la France, comment l’industrie de l’armement est en train de se reconfigurer. Justement dans le sillage de la guerre en Ukraine. Et ça, c’était une intuition. C’était un moment, on se disait on ne peut pas passer à côté de ce sujet-là, mais sans savoir au départ vers quoi on allait aller.

Emmanuelle Daviet : Afin que des citoyens lambda vous écrivent lorsqu’ils ont des signaux faibles ou des signaux forts, par exemple au sein de leur entreprise, qui pourraient susciter le lancement d’une enquête, vous avez jugé nécessaire d’ouvrir une plateforme. Alors, en quoi ça consiste précisément ?

Jacques Monin : Alors effectivement, on a créé il y a deux ans une plateforme d’alerte qui est cryptée et sécurisée, qui permet donc à tout le monde de nous transmettre des informations sans prendre le moindre risque. D’ailleurs, si vous nous transmettez des informations vous n’apparaissez pas. C’est, si vous le désirez qu’ensuite on peut établir un dialogue et éventuellement vous identifier, mais pas dans un premier temps. Et cette plateforme, eh bien, elle nous a déjà apporté en un an 80 informations qu’on a parfois données, livrées aux rédactions de Radio France, à franceinfo notamment, d’autres qu’on a exploitées nous-mêmes. C’est ce que font Le Monde, c’est ce que fait Mediapart. Mais la radio ne disposait pas d’un tel outil et dans le paysage audiovisuel, la seule radio à en disposer aujourd’hui, c’est la cellule investigation de Radio France. À la fin de tous nos articles, vous avez un lien qui vous permet, en cliquant dessus, d’accéder à cette plateforme.

Emmanuelle Daviet : Des auditeurs se disent très inquiets par l’inflation des fausses informations qui circulent et certains souhaiteraient savoir comment, à l’ère de la désinformation, vous voyez l’avenir du journalisme d’investigation ?

Jacques Monin : Alors je pense qu’il faut qu’on s’approprie ces technologies justement pour débusquer le mauvais usage qui peut être fait de ces technologies. Après, on n’a pas attendu l’explosion de ChatGPT et l’intelligence artificielle, on utilisait déjà ce qu’on appelle l’OSINT, c’est à dire des recherches en sources ouvertes, en travaillant sur Internet avec des outils informatiques, numériques. Et ces outils-là nous permettent de découvrir et de dénicher énormément d’informations, y compris des informations cachées qui sont en fait sur des sites mais qu’on ne voit pas. Et puis la deuxième orientation qu’on a déjà prise mais qu’il faut qu’on amplifie, c’est le journalisme collaboratif. C’est-à-dire que quand on met ensemble, que ce soit avec le Consortium international des journalistes d’investigation ou avec Forbidden Stories avec lesquelles on a fait beaucoup d’enquêtes, quand on met ensemble des journalistes, parfois des centaines à l’échelle de la planète, avec des compétences très diverses, on peut tous se « contre-checker », s’apporter et s’épauler avec des compétences différentes pour pouvoir justement mieux vérifier, mieux contrôler une information qui effectivement a tendance à devenir, et notamment avec les réseaux sociaux, hors de contrôle.