Jacques Monin, le directeur de la cellule investigation de Radio France, est au micro d’Emmanuelle Daviet, pour répondre aux auditeurs.
Jérôme Cadet : C’est le rendez-vous de la médiatrice des antennes de Radio France, Emmanuelle Daviet, votre invité aujourd’hui est le directeur de la cellule investigation de Radio France…la cellule d’investigation de Radio France fête aujourd’hui ses dix ans. Et on vous retrouve chaque samedi sur l’antenne à 13h20 dans Secrets d’info Jacques Monin. L’investigation est un genre journalistique qui repose sur des recherches très approfondies et les auditeurs posent de nombreuses questions sur les coulisses de ce travail Emmanuelle.
Emmanuelle Daviet : Depuis maintenant 10 ans la cellule investigation de Radio France propose aux auditeurs des enquêtes sur des sujets extrêmement divers. Des investigations sur la santé, l’industrie pharmaceutique par exemple…des enquêtes très sensibles sur des affaires politiques dont certaines ont eu un retentissement considérable, également de grandes enquêtes internationales… ou encore sur l’environnement. L’objectif vise à révéler des abus, des scandales ou des informations d’intérêt général la plupart du temps dissimulées.
Alors avant d’aborder les questions posées par les auditeurs pouvez-vous nous rappeler Jacques Monin, pour quelles raisons la cellule d’investigation a été créée en 2014 à Radio France ?
Jacques Monin : Parce qu’elle manquait. Parce qu’effectivement, il n’y avait pas à Radio-France cet outil qui permet finalement non pas de suivre l’actualité, mais de faire l’actualité. Et c’est une discipline qui jusqu’ici était plutôt réservée à la presse écrite. Il n’y a pas de radio en fait, seule Radio France a une cellule investigation telle qu’on la connaît. On pense plutôt au Canard Enchaîné quand on pense révélations, investigation, enquêtes, etc. On pense plutôt à un grand journal comme Le Monde. On pense à un pur player comme Mediapart. Mais à la radio, il n’y avait pas, il n’y avait pas. Et il se trouve qu’en 2014, je travaillais à l’époque avec Matthieu Aron qui aujourd’hui est à l’Obs. Et Mathieu avait cette intuition que justement il fallait créer cet outil là, la radio. Il se trouve qu’à ce moment là, Mathieu Gallet, qui est devenu président de Radio France arrivait. Et il a proposé cette idée à Mathieu Gallet qui a tout de suite topé en disant, « mais oui, finalement, c’est vrai qu’on sort peu de scoop à la radio et moi je veux que notre radio, notre radio devienne leader en matière de production d’information ». Et donc il nous a dit Banco et Mathieu et moi, on a commencé à créer cette cellule et ça a été le point de départ de cette aventure qui dure donc effectivement depuis dix ans.
Emmanuelle Daviet : Quel est le profil des journalistes qui réalisent ces enquêtes ?
Jacques Monin : Alors il y a tout type de profils. D’abord, il y a au niveau des âges, il y a différents âges, il y a des jeunes, il y a des moins jeunes. Au niveau des sensibilités, il n’y a pas de spécialité chez nous. C’est à dire que moi, j’ai toujours considéré qu’il était important que les gens aient des domaines d’expertise, mais pas de chasse gardée. Donc il y a effectivement une journaliste, Laetitia Cherel, qui s’intéresse plutôt aux questions sociétales, aux sujets, aux enquêtes de société. Il y a quelqu’un comme Benoît Collombat ou Elodie Gueguen qui sont beaucoup plus, qui ont plus d’appétence peut être pour les enquêtes aussi à caractère politico-financier, historique aussi pour Benoît qui a fait des enquêtes qui ont une dimension beaucoup plus contemporaine mais aussi historique. Il y en a d’autres qui vont s’intéresser à des sujets environnementaux. Anne-Laure Barral est très investie dans les sujets environnementaux, mais cela ne veut rien dire, elle a travaillé aussi sur l’industrie de la pornographie, cette enquête sur les subventions des chasseurs. Ensuite, chacun travaille sur l’ensemble des sujets. Mais il y a quand même effectivement des sensibilités qui font qu’on a des expertises et on essaie de faire en sorte que chacun puisse s’épanouir un peu dans la discipline qui est la sienne. Il y a Maxime Tellier qui nous a rejoints, il y a il y a peu de temps finalement, et qui, lui, s’intéresse beaucoup aux questions numériques, aux questions d’ingérence, notamment étrangères. Et on voit qu’elles sont montée en puissance à la question de la désinformation qui est devenue aussi un sujet majeur pour nous. Donc vous voyez, on couvre un peu tout le spectre.
Emmanuelle Daviet : La cellule investigation et d’enquête fête ces dix ans, quelle a été l’évolution au fil de la décennie ? Quelles ont été ses grandes réussites ?
Jacques Monin : Quels ont été les marqueurs de ces dix ans finalement ? En dix ans, il a déjà fallu faire un gros travail, c’est-à-dire on a construit une équipe. Au début, on est parti, on était deux, Mathieu, Mathieu et moi. Et puis petit à petit, on a recruté des journalistes. Et ça, c’est intéressant de le dire aussi. Ce sont des journalistes qui viennent de tous horizons à l’intérieur de Radio France, des journalistes qui viennent de France Inter, d’autres sont venus de Franceinfo, d’autres sont venus de France Bleu, sont venus de France Culture. Tout ça pour créer une une culture qui soit une culture de l’investigation. Mais indépendamment de la marque pour laquelle on travaillait, puisqu’on travaille pour l’ensemble des chaînes de Radio France. Ensuite, il a fallu s’imposer, j’allais dire, c’est à dire sortir des informations qui, à un moment donné, fassent un peu date et montrent que la cellule Investigation existait. Et ça, je crois que aujourd’hui, la preuve n’est plus à faire. Et puis on a noué aussi des partenariats extrêmement forts avec notamment deux organismes. Le premier, c’est le Consortium international des journalistes d’investigation qui est basé à Washington, qui fédère des centaines de journalistes, de journalistes à l’échelle de la planète, qui s’est fait connaître à l’occasion, en 2016, des Panama Papers et dans le sillage des Panama Papers, on est devenus nos partenaires de l’ICIJ. Et avec eux, ensuite, on a travaillé sur les Paradises Papers, sur les Implant files, sur Find Font files. On a travaillé sur les Ubert Files, sur les Pandora Papers. Il y a eu plein de projets comme ça, sur la déforestation aussi. Donc on est vraiment très, très liés maintenant à ce consortium. Et puis il y un autre consortium avec lequel on travaille, c’est Forbidden Stories, avec lequel on a réalisé deux grandes enquêtes qui ont fait date aussi. La première, c’était Pégasus. On a révélé comment ce logiciel espion qui transforme votre téléphone en un espion qui vous espionne vous même était utilisé par des régimes pour observer notamment et surveiller ses opposants. Et puis on a eu une deuxième enquête, beaucoup plus récente puisque c’était en février 2023 qui s’appelait Story Killers. Et là, je parlais de la désinformation, mais vraiment, on a pu montrer comment deux officines, notamment israéliennes, travaillaient justement à désinformer pour déstabiliser des régimes, notamment africains, mais aussi comment leur travail avait des conséquences, y compris chez nous, à BFM TV notamment, puisque c’est nous qui avons révélé que Rachid Mbarki, le journaliste, utilisait son antenne finalement au service d’intérêts étrangers, qui était manipulée par notamment cette officine. Mais d’autres intérêts derrière.
Jérôme Cadet : Dans ce type d’affaires, dans les affaires politico-financières également, il y a évidemment beaucoup d’obstacles.
Emmanuelle Daviet : Oui parmi les obstacles identifiés il y a les pressions qui peuvent s’exercer sur les journalistes, et des auditeurs souhaiteraient savoir comment vous surmontez les pressions politiques voire économiques ?
Jacques Monin : Il y a deux types de pressions. La première pression avant la publication de l’enquête, puisqu’on a une phase qu’on appelle, nous, de contradictoire. C’est à dire que chaque fois qu’on va mettre en cause un homme politique, un dirigeant d’entreprise ou une personne qui a un certain pouvoir et qui est soupçonné d’avoir commis des malversations ou d’avoir franchi la ligne jaune, j’allais dire éthique, c’est pas forcément n’est pas forcément dans le domaine du pénal. A ce moment là, on informe la personne des éléments qu’on a trouvés à charge contre elle au cours de notre enquête et on lui propose d’y répondre soit sous forme d’interview, soit sous forme de réponse écrite à nos questions. Et dans ce cas là, souvent on a effectivement lettre d’avocat, mail d’avocat, etc qui nous disent attention, faites attention à ce que vous dis, dites, sinon on va vous poursuivre. Ou attention, ça vous n’avez pas le droit. Donc il y a une espèce de montée en pression, là, qui peut qui peut se produire. Parfois, ce sont des tweets ou des posts sur les réseaux sociaux qui, à un moment donné, vont faire monter un peu de pression autour de nous. Évidemment, ce sont des pressions auxquelles on est habitué et auxquelles on résiste sans aucune difficulté. Et puis ensuite, après nos enquêtes, effectivement, il arrive qu’on reçoive des papiers transmis par des huissiers qui nous convoquent devant la 17ᵉ chambre correctionnelle à Paris. C’est arrivé de nombreuses fois, mais je peux dire, et sans aucune fierté particulière, mais je peux le dire quand même, parce que c’est factuel pour le coup, qu’en dix ans, nous n’avons jamais perdu aucun procès. Radio France n’a jamais déboursé 0,01 € parce que la cellule Investigation a dévoilé des informations qui étaient fausses ou diffamatoires.
Jérôme Cadet : C’est important de le rappeler. On aborde à présent les questions des auditeurs sur la méthode et les approches journalistiques.
Emmanuelle Daviet : En une décennie les auditeurs nous ont régulièrement écrit au sujet de vos reportages. Comment choisissez-vous les thématiques de vos enquêtes ?
Jacques Monin : Ah oui, grande question. C’est vrai qu’elle revient, elle revient souvent. Alors, il y a plusieurs types de déclencheurs des enquêtes. Le premier déclencheur, c’est ce qu’on appelle un informateur, quelqu’un qui, à un moment donné, observe quelque chose qui lui semble anormal et qui et qui vous donne l’information. Et donc ça peut être le point de départ d’une enquête. Si c’est un informateur qui observe des délits dans une situation particulière, parce que juridiquement ça correspond à quelque chose de précis. C’est ce qu’on appelle des lanceurs d’alerte. Et il y a des lanceurs d’alerte qui nous alertent, qui nous orientent sur des sujets. Après, le deuxième pourvoyeur d’enquête, c’est l’actualité, mais pas l’actualité au sens où les rédactions traditionnelles l’entendent. C’est à dire les rédactions couvrent l’actualité. Nous, l’actualité nous intéresse quand elle s’est éteinte. Quand on ne parle plus des sujets, mais quand, disparaissant en disparaissant, ces sujets ont laissé derrière eux des tas de questions auxquelles on n’a pas répondu. Et là, on va s’approprier ce sujet et on va prendre le temps et on va travailler à contretemps quelque part. Et souvent, c’est ce qu’on appelle remettre un jeton dans le jukebox, c’est à dire apporter une plus value. On va peut être en reparler trois mois après, mais trois mois après, on aura découvert de nouvelles choses et surtout, on aura pu répondre aux questions auxquelles on n’avait pas répondu dans un premier temps. Et là, on aura fait notre boulot.
Emmanuelle Daviet : Y a-t-il des domaines/des sujets que vous vous interdisez ?
Jacques Monin : Aucun. Aucun. Je vous disais tout à l’heure on a toutes sortes de sensibilités. On travaille à ce qu’on appelle à 360, c’est à dire on enquête autant sur la santé que sur l’environnement, que sur la politique, que sur les affaires financières, que sur le sport, que sur la culture. On a consacré un secret d’info aux prix Goncourt l’année dernière, donc on a parlé du Festival de Cannes récemment, ce qui est aussi une belle preuve de l’indépendance de Radio France et de France Inter, puisqu’on a été en mesure de travailler en toute liberté sur le Festival de Cannes, alors que France Inter était par ailleurs partenaire du Festival de Cannes. Il y a un vrai cloisonnement et ça, c’est important de dire aux auditeurs aussi que l’indépendance est un fait, ça existe et on le prouve tous les jours.
Emmanuelle Daviet : Tout à l’heure, vous parliez des informateurs. Un citoyen lambda peut il vous contacter pour vous communiquer des informations d’intérêt public de nature à lancer une enquête ? Ça, c’est une question qui a été posée par une auditrice.
Jacques Monin : Alors oui, il peut le faire et depuis environ deux ans, on a créé et on est la seule radio à Radio France à disposer d’un tel outil, là aussi, Le Monde en a un. Mediapart en a un, mais aucune radio n’en avait un. On a créé une plateforme de lanceurs d’alerte ou en tout cas d’alerte. Et je pense que le terme d’alerte est plus générique, mais plus vrai, à travers laquelle n’importe qui peut nous informer sans prendre le moindre risque, puisque cette plateforme est sécurisée et cryptée. Et la personne qui nous écrit n’apparaît pas est parfaitement anonyme. Ensuite, on peut établir un dialogue et ensuite c’est elle qui nous dira si elle souhaite rester anonyme ou si à un moment donné, elle souhaite nous rencontrer. Mais elle peut nous transmettre aussi des documents et tout ça de manière absolument confidentielle et sans prendre le moindre risque pour le faire. C’est très simple, il suffit d’aller sur France Inter, de repérer soit les pages de Secrets d’infos sur les articles parce qu’il n’y a pas que Secrets d’info. Il y a des articles aussi de temps en temps, qu’on publie dans les journaux de France Inter, mais aussi sur le web. Et à la fin de tous ces articles, vous avez un lien qui permet d’accéder à notre plate forme d’alerte.
Emmanuelle Daviet : Et alors ça, cette source a été pourvoyeuse d’enquêtes ?
Jacques Monin : Alors, la première année, on a eu environ 80 infos qui étaient des infos qui nous semblaient dignes d’intérêt, qu’on n’a pas forcément traitées nous mêmes. Mais on sert aussi un peu de gare de triage. C’est à dire que parfois il y a des informations dont on se dit que ça ne va pas constituer une enquête qui permettra d’être diffusé dans le Secret de l’info, mais c’est un sujet qui mérite d’être traité et dans ce cas là, on le transmet à la rédaction de France Inter et on a transmis énormément d’infos aussi aux différentes rédactions de Radio France.
Emmanuelle Daviet : Autre question d’auditeurs qui alors la concerne complètement les procédés, les coulisses du métier de journaliste, c’est sur la vérification des faits. Comment vous assurez-vous de la rigueur dans vos investigations ?
Jacques Monin : Alors j’allais dire là, on fait le travail de tout journaliste absolu, tout journaliste croise ses infos, multiplie les infos, les vérifie. On fait la même chose. Peut-être qu’on a un souci encore plus important de documentation de nos informations, c’est à dire qu’on attache énormément d’importance à tout ce qui est mail, tout ce qui est décisions de justice, tout ce qui est fait. Voilà tous les éléments factuels. On dit toujours nous on n’est pas là, mais encore une fois, là, j’apporte rien de plus que ce qu’apporterait n’importe quel journaliste. On n’est pas là pour dire aux gens ce qu’ils doivent penser. On est là pour livrer des faits qui permettent ensuite aux gens de se faire leur propre opinion.
Jérôme Cadet : Il y a un sujet sur lequel les auditeurs sont particulièrement sensibles, c’est la prolifération des fake news.
Emmanuelle Daviet : Oui avec l’inflation des fausses informations et donc de la désinformation, des auditeurs souhaitent savoir comment comment envisagez l’avenir du journalisme d’investigation ? Comment votre équipe a-t-elle intégré les nouvelles technologies et les outils numériques dans le processus d’enquête ? Avez-vous recours à l’intelligence artificielle ?
Jacques Monin : Oui. Nous, on essaie de s’approprier les outils IA justement pour débusquer la mauvaise utilisation qui pourrait être faite par l’intelligence artificielle, justement de fausses informations. Mais on n’a pas attendu. Ça fait déjà deux ans environ que vraiment on essaie de se spécialiser sur ce qu’on appelle les outils OISINT, qui sont des outils logiciels qui permettent de travailler, de vérifier des informations qui sont accessibles en sources ouvertes sur Internet. Donc ça, c’est la première chose. La deuxième chose, c’est que je pense qu’effectivement, dans les années qui viennent, on va de plus en plus enquêter sur la question. On en parlait tout à l’heure de la désinformation, des ingérences étrangères. On l’a vu récemment avec Les étoiles de David, on l’a vu lors de Story Killers, on l’a vu avec ces fameux cercueils qui avaient été posés près de la Tour Eiffel. C’est une problématique et la guerre en Ukraine l’a fait monter en puissance, même si elle existait déjà en toile de fond. Et si la technologie le permettant, elle va encore se développer. C’est une thématique qui de toute façon va devenir dominante dans les années qui viennent.
Jérôme Cadet : Un mot auquel les auditeurs de France Inter sont très attachés : la déontologie.
Emmanuelle Daviet : Quels sont les valeurs et les principes éthiques qui guident votre travail et celui de votre équipe ? Y a-t-il des choses que l’on fait et d’autres que l’on n’a pas le droit de faire ?
Jacques Monin : Alors qu’on a le droit de faire ? Je disais tout à l’heure on ne s’interdit rien, on s’interdit d’enquêter sur aucun sujet. En revanche, il y a des règles qu’on respecte. La première, c’est qu’on utilise l’infiltration parfois dans l’investigation, mais vraiment de manière la plus réduite possible. Et quand on ne peut pas faire autrement pour révéler un fait qui est un fait d’intérêt public qui est caché. Mais j’allais dire le plus important pour nous, mais comme n’importe quel journaliste, c’est le contradictoire, ce que je vous disais tout à l’heure, c’est-à-dire qu’on essaie de respecter les gens dont on va dénoncer les turpitudes et on essaie de leur donner la possibilité de s’exprimer et on leur laisse la possibilité de le faire sans qu’on soit là pour amoindrir leur propos, On leur laisse la possibilité de s’exprimer, de le faire avec leurs mots, et on essaie d’être assez respectueux des gens qu’on met en cause.