Depuis le 26 mars dernier, Nicolas Demorand a reçu des centaines de messages d’auditrices et d’auditeurs, profondément touchés par ses mots.
Ce matin-là, dans la matinale de France Inter, il prenait la parole pour évoquer un sujet intime et douloureux : sa bipolarité. Une parole rare, sincère, à laquelle il consacre un livre, Intérieur nuit.
Vous avez été très nombreux à lui écrire pour lui exprimer votre soutien, votre émotion, parfois aussi votre propre expérience. Chaque message a été transmis à Nicolas Demorand, qui a lu vos témoignages avec une grande attention.
Aujourd’hui, il a choisi de vous répondre, à sa manière, en écho, avec la même sincérité que celle qui a guidé sa prise de parole dans son 80 secondes.

Chapeau, Nicolas Demorand pour votre « confession », sincère, lucide ! Je suis sous l’émotion de votre souffrance, de votre analyse, et de votre générosité à aider ceux vivent les mêmes difficultés. Je suis admiratif de votre sincérité. Jamais n’ont été perceptibles dans votre 7/10 vos difficultés. Votre maîtrise est un modèle. Merci! Toute ma gratitude et mon encouragement. Chapeau! 

Chères auditrices, chers auditeurs,

Je tenais à vous remercier du fond du cœur pour vos messages. Vous me les avez envoyés après mon intervention dans le 7/10, mon passage au Téléphone sonne ou dans Grand bien vous fasse. Ces messages, des centaines, je les lis tous. Les malades sortent de l’ombre: vous me parlez de votre frère, de votre mère, de votre oncle ou de votre tante, de votre père, souvent aussi de vous-même. Vos mots sont parfois empreints de douleur et d’émotion, parfois d’humour et de distance. Nombre d’entre eux m’ont mis les larmes aux yeux. Très souvent vous me remerciez mais c’est à moi de vous dire merci pour votre confiance et votre sincérité.

Fréquemment, vous me demandez des conseils médicaux. Mais je ne suis que ce que je suis: un malade soigné, pas un médecin. Les réponses à vos questions sont à trouver auprès des professionnels de santé qui sont, selon l’endroit où vous habitez, plus ou moins difficiles à joindre. Mais ils existent et leur fonction est cruciale pour soigner une maladie comme la bipolarité. Car oui, soignée, cette maladie permet de vivre une vie aussi normale que possible.

Nous étions, chères auditrices, chers auditeurs, déjà unis par un amour commun de la radio. Je me suis permis de dire une part de ma vérité, si longtemps cachée, car je pressentais la fraternité que vous me témoignez depuis trois semaines. Elle me bouleverse, elle me porte, elle me nourrit. Merci encore.

Mille bonnes ondes!

Nicolas Demorand

Bonjour Nicolas,
Je viens de terminer Intérieur nuit et je ressens le besoin profond de vous écrire, parce que ce livre m’a traversé comme peu d’autres. Il m’a remué, reconnu, désarmé. Il a mis des mots sur des tempêtes que je croyais innommables.
Comme vous, je vis avec cette violence intérieure, brutale, imprévisible, dévastatrice. Une tempête sourde qui se lève sans prévenir et balaye tout : les certitudes, les liens, l’estime de soi, la simple envie de rester là. C’est un chaos qui hurle en silence, qui broie les nerfs et consume peu à peu ce qu’il reste d’équilibre. Il n’y a pas de répit. Jamais.
Ma fille, avec cette tendresse mêlée d’un effroi qu’elle tente de dissimuler, m’a surnommé “Hulk” depuis ses 11 ans – c’est encore ainsi que je suis enregistré dans son répertoire téléphonique. Ce surnom, aussi inattendu que bouleversant, m’a profondément marqué. Je l’ai d’abord rejeté – trop caricatural, trop violent – avant de comprendre à quel point il était juste. Car lorsque cette rage me submerge, lorsque je ne suis plus qu’un être déformé, incontrôlable, monstrueux dans mes pensées et mes paroles, elle est la seule – la seule – à pouvoir me ramener à moi-même.
Il lui suffit d’un regard. Un seul. Dans ce regard, je vois tout : la peur, l’amour, la fatigue, mais surtout la douleur que je lui inflige malgré moi. Et c’est cette douleur, ce miroir implacable, qui me transperce, qui m’arrache parfois à cette cage mentale, qui me force à ravaler l’orage, à me taire, à respirer, à m’humaniser, quelques instants au moins.
Et je me suis souvent demandé : est-ce qu’une seule personne peut suffire à faire basculer un être en pleine crise, comme on humanise un monstre dans un conte ? Est-ce qu’on peut vraiment, par la seule force d’un lien, d’un amour, changer un homme en guerre contre lui-même ?
La vérité, c’est que je pense qu’elle ne me guérit pas. Elle ne me “change” pas, pas au sens médical, ni magique. Mais elle m’ancre. Elle me rattache à ce qu’il reste de vivant, de doux, de responsable en moi.
Comme Hulk, je ne disparais pas. Mais je redeviens un homme. Même brièvement. Et parfois, ce bref instant suffit à me sauver.
Ni mon épouse, ni mes amis n’ont ce pouvoir. Ils sont là, oui… présents, bienveillants, pleins de patience et d’attention. Mais face à cette bête en moi, ils restent désarmés. Ils tendent la main, mais je suis déjà trop loin. Trop enfoncé dans un endroit d’où je ne les entends plus, d’où je ne me reconnais plus.
Et dans ces instants, je suis prêt à tout anéantir. Pas par les gestes – je n’ai jamais levé la main. Mais par les mots. Les mots comme des lames. Des projectiles acérés. Des munitions tirées à bout portant, sans discernement. Les mots pour frapper là où ça fait mal. Pour tout détruire – les autres, l’amour qu’ils me portent… et moi, surtout moi.
C’est une autodestruction lente, précise, méthodique. Une mécanique infernale qui s’enclenche malgré moi, que je regarde se déployer en spectateur paralysé. Je me vois faire. Et je ne peux rien arrêter. Je suis emporté, dépassé, dissous.
Et puis je m’éteins.
Sans un cri. Sans un geste. Comme si je glissais hors du monde.
Jusqu’à la prochaine vague.
Alors j’écris. C’est ma seule issue, mon seul exutoire. Sous pseudonyme, j’ai publié un roman intitulé L’île Dérilicta, chez MVO Éditions. Une dystopie, en apparence. Mais en réalité, un reflet sombre, presque clinique, de ma perception du monde quand l’ombre prend toute la place. Le personnage principal y développe des stratégies de survie qui passent aussi par l’ambiguïté, la marginalité, et même une orientation sexuelle qui n’est pas la mienne – il est gay, je suis hétéro.
Et j’ai écrit cela sous pseudonyme. Non pas par souci de mystère ou de posture littéraire. Mais parce que j’ai eu peur. Peur que le dévoilement soit encore plus violent que la douleur elle-même. Peur que l’on me voie tel que je suis dans mes replis les plus sombres. Le pseudonyme est devenu une dernière couche de protection, une dernière lâcheté peut-être, un masque de plus pour ne pas être entièrement nu face au monde. Une façon de dire : voilà ce que je ressens, mais sans avoir à dire : voilà qui je suis.
C’était mon pacte avec le chaos. Une tentative d’apprivoiser le monstre sans devoir le nommer.
C’est l’espace d’expression, de transformation, que j’ai pu m’ouvrir pour ne pas sombrer.
À quelques jours près, nous avons le même âge. Peut-être celui où la lucidité devient un fardeau. Ou bien une forme de maturité tragique : celle qui oblige à voir les plaies, à cesser de fuir, à tenter enfin d’apprivoiser la douleur au lieu de la contenir par la rage ou le silence.
Votre livre m’a aidé à poser un genou à terre sans honte. À me dire que non, je ne suis pas seul. Que d’autres vivent ces éclats, ces violences intérieures, ces vertiges. Que le jour peut encore s’insinuer dans la nuit, même faiblement.
Alors merci. Vraiment. Pour ce courage brut. Pour cette vérité à vif, sans fard, sans défense. Pour ce partage qui ne relève pas de l’impudeur, mais d’un geste presque vital – comme un cri lancé dans la nuit pour qu’un autre, quelque part, sache qu’il n’est pas seul à hurler en silence.
Avec tout mon respect, et une gratitude aussi profonde que la douleur que vous avez su nommer.
Un auditeur

Cher Nicolas,
C’est drôle, avant de vous entendre parler de vous je n’aurais jamais imaginé vous appeler un jour par votre simple prénom.
La douleur, quand elle se découvre partagée, vous plonge dans l’intimité sans crier gare.
J’ai écouté votre annonce dans l’édito de votre matinale.
J’ai eu les larmes aux yeux.
J’ai écouté Le téléphone sonne complètement subjuguée mais distraite par le plat que j’avais sur le feu et déconcentrée par les enfants qui me tournaient autour.
J’ai eu les larmes aux yeux.
J’ai réécouté Le téléphone sonne, au calme et au casque, pour ne pas perdre une miette ni des questions, ni des réponses, ni de la gratitude, ni de l’émotion de vos auditeurs.
J’ai eu les larmes aux yeux.
Que de plaisir à entendre des gens se sentir concernés, solidaires, soulagés d’entendre des mots sur les maux qu’ils ressentent.
Vos mots sur des maux qu’ils ressentent.
J’ai lu votre livre.
J’ai eu les larmes aux yeux.
J’ai enduré à peu près les mêmes tempêtes que vous, dans une temporalité aussi incroyablement distendue, avec les mêmes écueils de la médecine générale, avec les mêmes errances auprès de psychiatres-psychanalystes, avec les mêmes incompétences toxiques de psychiatres non connaisseurs.
Avec les mêmes fracas contre des hauts trop hauts mais si brefs et si désirables, et contre des bas si monstrueusement laids.
La mort rôdant sous toutes ses formes dans tous les recoins de l’âme.
Ne plus rien pouvoir faire. Ne plus rien savoir faire. Ne plus rien vouloir faire. Vite, un canapé orange, s’il vous plaît!
Le sentiment d’une identité initialement programmée pour être optimale sabotée par des années de malheur. Et de temps en temps, une petite piqûre de rappel qu’autre chose est possible, que la vie peut être belle et même drôlement jouissive. Et puis hop. Le mortifère revient envelopper de ses voiles noirs toute forme de rayon de lumière.
Vous avez de la chance, Nicolas. Vous avez souffert et vous vous savez vulnérable à la souffrance, mais vous avez fini par faire les bonnes rencontres. Votre métier sait vous tenir au moins comme un empêcheur de mourir en paix. Votre bagage culturel vous aide certainement à donner le change quand le cœur n’y est pas. Vous avez de quoi vous sentir fier du travail accompli. La mission que vous vous donnez vis-à-vis de votre équipe et de vos auditeurs vous oblige.
Vous avez dépassé le déni, accepté d’être aidé, soupesé les avantages et les inconvénients de vos soins, avalés vos ordonnances et c’est beau de voir que la chimie opère.
Il faut être réactif, c’est un travail de précision, une orfèvrerie synaptique, une horlogerie neurophysiologique.
Vous avez testé, ajusté, écarté, réessayé, réajusté, recommencé. Vous semblez avoir réussi à « moyenniser ». Un peu plus terne peut-être qu’avant, mais autrement plus vivable.
Je vous ai lu évoquer avec enthousiasme les TCC et le lithium. Les bienfaits salvateurs de la kétamine. Les projets qui reviennent, les épaules affaissées qui se redressent.
Et j’ai pleuré.
J’ai pleuré de joie pour vous. J’ai pleuré d’espoir pour tous les malades. Et j’ai pleuré de dépit.
Je n’ai ni votre renommée, ni foi en mon métier que ma bipolarité m’a rendue incapable d’exercer.
Je suis aujourd’hui dans la honte que vous décrivez si bien, parce que je n’ai pas su me raccrocher à mon travail ni à mon entourage aussi extraordinaire et compréhensif soit-il.
Je vis ma vie autrefois pleine de promesses comme un échec amer, et je me sens victime d’un cerveau vicié qui voit tout de travers, comprend tout de travers et fait tout de travers. J’ai essayé toutes les molécules dont vous parlez, les grands psychiatres de deux centres experts m’ont concocté une chimie aussi détonante que la vôtre.
Les antidépresseurs, les anxiolytiques, le lithium, les antihistaminiques détournés, les antiépileptiques et même les antiparkinsonniens censés shooter le cerveau à la dopamine n’ont pas suffi à faire électrochoc. Alors aujourd’hui ce sont les stimulations magnétiques transcrâniennes (rTMS) qui se donnent cette ambitieuse tâche. Avec 2 kilovolts, c’est plus facile.
Une piste de plus, un espoir de plus, une foi en la science de plus. Une désillusion de plus peut-être. L’avenir le dira. Y croire toujours et y croire encore.
Je vous ai lu et j’ai pleuré. Je vous en ai voulu très fort de démontrer qu’on peut s’en sortir. Qu’il suffit de faire les bonnes rencontres, d’aller au travail coûte que coûte et de tout bien avaler. Je me suis sentie si nulle de ne pas y arriver. Je sais pourtant que ce n’est pas ce que vous vouliez dire.
Vous découvrir : un bonheur, un espoir. Une émotion douce amère. Vous avez trouvé votre exosquelette. Pas moi, pas moi, pas moi. Non, ce n’est pas facile de s’en sortir si l’exosquelette est en carton-pâte mollasson ou en liquide évanescent. Rien ne se tient. Il n’est pas facile pour tout le monde de sublimer le malheur, de dépasser l’anéantissement, de se faire tenir droit et solide par un cadre externe plus fort que son propre cadre interne fantomatique et défaillant.
Y croire toujours et y croire encore. Avancer souvent et échouer parfois.
Une épreuve, un combat. Bravo à vous, Nicolas.
Merci de vous être révélé, comme vous êtes, sans ambages et sans honte. Fragile et fort à la fois.
Merci pour l’espoir d’une réussite possible, d’une banalité possible, d’une force issue de nos faiblesses profondes.
Une auditrice