Depuis la rentrée, l’émission Sans préjuger, animée par Nathan Devers sur France Culture, rencontre un vif succès auprès des auditeurs. Pour en savoir plus sur la manière dont elle se construit, Nathan Devers est au micro d’Emmanuelle Daviet.
Emmanuelle Daviet: Un titre aussi programmatique que « Sans Préjuger » invite à explorer à la fois votre démarche intellectuelle et votre posture journalistique. Ce titre est fort : « Sans Préjuger ». Que signifie-t-il pour vous ? Est-ce un idéal, une méthode ou bien une utopie ?
Nathan Devers: Je crois que c’est à la fois un idéal et une méthode, et donc une utopie, c’est-à-dire une méthode, quelque chose qui doit dicter le travail qu’on essaie de faire dans « Sans préjuger », mais une utopie parce que c’est une méthode qu’on ne peut jamais satisfaire pleinement. L’aspiration à penser sans préjuger, elle vient d’un mouvement philosophique très important qui s’appelle le scepticisme, l’art de douter. Autrement dit, l’art de questionner. Autrement dit, l’art de se défaire de toutes les certitudes, de toutes les vérités provisoires et trop rapides qui viennent embrouiller notre pensée avant même qu’elle n’ait commencé à réfléchir. On ne peut jamais réussir pleinement à penser sans préjuger, mais on peut s’y employer radicalement et totalement. Et c’est ce qu’on essaie de faire dans l’émission qui en porte le nom.
Emmanuelle Daviet: Et selon vous, quels sont les ingrédients d’une émission réussie quand on veut éviter précisément les préjugés ?
Nathan Devers: Je dirais qu’il y a plusieurs ingrédients. Le premier ingrédient, c’est d’essayer de trouver la bonne question. On essaie d’avoir un rapport, dans « Sans préjuger », avec Aline Bieth qui prépare l’émission avec moi, de bonnes distances par rapport à l’actualité. C’est-à-dire de questionner. Comme disait Foucault : la philosophie, c’est l’art de penser l’aujourd’hui, mais d’essayer de penser notre époque sans reprendre forcément telles quelles, les questions qui peuvent agiter notre débat public. Et essayer de façonner nos propres questions par rapport parfois à des phénomènes d’actualité qui peuvent être un peu souterrains. Par exemple dans la dernière émission, l’essor de l’autofiction par rapport au roman classique, mais essayer, à partir de là de façonner nos propres questions. Le deuxième ingrédient, c’est évidemment la légitimité de nos invités, c’est-à-dire des invités qui ont travaillé sur le sujet, mais au sens très large du terme travailler. Je crois qu’une émission, c’est aussi une agora. C’est aussi un dialogue au sens platonicien. Donc pouvoir recevoir des artistes, des chercheurs, des membres de la société civile, mais qui ont un rapport quand même d’intimité avec le sujet et avec donc une différence de perspective, mais dont nous essayons de faire en sorte qu’elle ne tombe pas dans le clash et dans des polémiques préfabriquées.
Emmanuelle Daviet: Avez-vous parfois le sentiment que le format médiatique où par définition, le temps est limité, entre en tension avec cette ambition de complexité qui est la vôtre ?
Nathan Devers: Je crois que c’est toute la difficulté de l’exercice médiatique. Une difficulté d’abord technique. Le temps est compté dans les médias, pour le meilleur bien sûr, mais aussi avec cette grande difficulté que la pensée et la réflexion, je crois, s’accompagnent toujours d’une forme, en tout cas très souvent, de lenteur, de patience du concept, parfois aussi des mutations de balbutiement, de capacité à revenir en arrière. Quand on voit, à part peut-être dans quelques aphorismes de Nietzsch, mais quand on voit une pensée en train de se constituer, il y a toujours une forme de lenteur. Et cette lenteur-là, est-ce qu’on peut essayer de la restituer dans l’espace plus resserré d’une émission ? C’est ce que nous essayons de faire dans « Sans préjuger », où nous laissons par exemple les invités parler parfois assez longtemps pour montrer vraiment la manière dont leur pensée se construit, dans la nuance, dans le refus des étiquettes toutes faites. Et donc dans le concept.
Emmanuelle Daviet: Comment faites-vous pour ne pas imposer vos propres préjugés au cours de vos échanges ?
Nathan Devers: C’est ça justement qui fait tout le bonheur absolu que j’ai à animer cette émission. C’est que, évidemment, quand on travaille sur un sujet, on peut et je peux évidemment avoir des parts de préjugés. Par exemple, je vous donnais l’exemple de notre émission sur sur l’autofiction et le roman. Je pouvais, avant de commencer à travailler sur cette émission, penser qu’il y avait une sorte de frontière rigide entre l’autofiction et le roman classique d’imagination. Maintenant, tout le travail qu’on fait et le travail dans la semaine consistant à réfléchir, à lire les ouvrages des invités, à se documenter sur le sujet, et évidemment ensuite le travail d’émission, c’est d’essayer de questionner aussi mes propres préjugés et parfois de mettre en scène ou en tout cas de montrer dans l’émission la manière dont ma parole peut être située et où j’essaie de questionner cette situation qui est celle de ma position vis-à-vis des sujets qu’on aborde.
Emmanuelle Daviet: Finalement, tout l’intérêt, c’est d’avoir face à soi des gens avec lesquels nous ne sommes pas d’accord ?
Nathan Devers: Exactement, pas d’accord et différents. Et parfois d’ailleurs, il y a des invités qui peuvent être en désaccord les uns et les autres. Mais dans notre émission, curieusement, au lieu de se clasher, au lieu de se taper dessus, et bien ils se mettent à aborder leurs différences sous un angle précisément nouveau et différent.
Emmanuelle Daviet: Avez-vous parfois, au cours des échanges, réévalué totalement votre position par rapport à des sujets ?
Nathan Devers: C’est arrivé en effet que dans une émission entre le point de départ et le point d’arrivée il y ait des grandes évolutions. Par exemple, nous avons fait une émission sur les dix ans du 13 novembre récemment. Et il est vrai qu’avec les invités que nous avons reçus, qui étaient sociologues, qui étaient philosophes et qui étaient historiens, anthropologues, eh bien ça m’a permis de revoir complètement différemment la manière dont la société française avait pu s’approprier, souffrir et essayer de dépasser le traumatisme de cette date que nous avons toutes et tous vécue. Donc oui, c’est ce que j’essaye de faire aussi, c’est sortir différent de l’émission que nous faisons.
Emmanuelle Daviet: Puisque nous sommes dans une émission consacrée à la fabrication de l’information, diriez-vous que votre parcours reflète de manière très différente de fabriquer du sens entre vos chroniques passées sur une chaîne de télé privée où la logique de l’expression est dominée par l’opinion au détriment de la nuance ? Et votre émission « Sans préjuger », qui est un lieu de réflexion. Comment vivez-vous ce grand écart intellectuel ?
Nathan Devers: Ce grand écart quand j’étais étudiant, avec mes mes copains, mes camarades, on avait ce sentiment qu’aujourd’hui, dans la société française, il y a une forme de schisme, d’immenses grands écarts entre deux manières d’être intellectuel. L’intellectuel dit académique, je schématise un peu, qui pratique son travail dans l’espace de l’université ou de la recherche, et l’intellectuel dit médiatique qui va dans la « caverne » entre guillemets, que sont ou que peuvent être les médias. Je crois que tout l’objet de la génération qui vient et de notre époque, c’est d’essayer de dépasser ce schisme.
Emmanuelle Daviet: De faire la synthèse.
Nathan Devers: Exactement, et c’est d’essayer de trouver une troisième voie. Et cette troisième voie, elle suppose parfois de faire ce que vous avez appelé un grand écart, ou en tout cas d’aller dans des domaines ou dans des endroits où il n’était pas évident qu’on puisse parler tantôt de philosophie, tantôt de littérature, tantôt d’idées. Et il me semble que le débat d’idées est vraiment la grande condition pour qu’une société tienne debout en tant que démocratie.
Emmanuelle Daviet: À quoi ressemblerait, selon vous, un monde vraiment sans préjugés ?
Nathan Devers : Écoutez, alors il ressemblerait peut-être à un monde impossible. Parce qu’évidemment je vous parlais du scepticisme. La grande difficulté des sceptiques, c’est qu’on peut se débarrasser de ses préjugés dans la pensée, mais quand on vit au quotidien, on est obligé d’obéir à mille et un préjugés. Donc, heureusement, malheureusement, la vie et la vie sociale se nourrit en permanence de préjugés et même de préjugés pratiques. Ensuite, je crois que le travail de la pensée, c’est précisément d’essayer d’opposer une négation à cette permanence des préjugés dans la vie. Et donc peut être qu’il ressemblerait à une émission où des intellectuels se rencontrent.
Emmanuelle Daviet: Donc, sans préjugés.