Depuis l’arrestation d’Evan Gershkovich, des questions nous parviennent sur le travail de notre correspondant à Moscou et la liberté de la presse en Russie : comment décrirait-il son métier de journaliste dans un tel contexte ? A-t-il observé une évolution de ses conditions de travail au fil des mois passés en Russie ? Parvient-il à trouver des Russes qui acceptent de s’exprimer librement ? Y a-t-il des sujets qui sont difficiles, voire impossibles, à traiter ? Sylvain Tronchet est au micro d’Emmanuelle Daviet.
Emmanuelle Daviet : Des auditeurs s’interrogent sur vos conditions de travail depuis que, le 30 mars dernier, la Russie a annoncé l’arrestation pour espionnage d’Evan Gershkovich, un journaliste américain du Wall Street Journal. Les Etats-Unis ont formellement dénoncé cette détention arbitraire et appellent à la libération immédiate du journaliste. Et depuis son arrestation, plusieurs messages d’auditeurs nous sont parvenus concernant votre travail de correspondant à Moscou. Alors, pour commencer, comment décririez-vous votre métier de journaliste en Russie ?
Sylvain Tronchet : C’est un travail de correspondant permanent dans un pays classique, comme on peut le faire, avec quand même des difficultés. On sait qu’être correspondant en Russie, en Chine ou dans d’autres pays, je ne sais pas, à Cuba par exemple, est évidemment différent que de l’être dans un pays de l’Union européenne. Mais néanmoins, ça reste ce travail avec une dimension particulière quand même, depuis que la guerre en Ukraine a éclaté, c’est que mon travail est devenu quasiment mono sujet, c’est à dire qu’il est compliqué aujourd’hui de chroniquer le pays autrement qu’au travers du prisme de cette guerre. Et il est clair que la plupart des sujets que je réalise aujourd’hui depuis Moscou sont orientés sur la guerre, les conséquences de la guerre ou les conséquences de la guerre sur le pouvoir à l’intérieur du pays.
Emmanuelle Daviet : Un auditeur souhaite savoir si vous avez observé une évolution de vos conditions de travail au fil des mois ?
Sylvain Tronchet : Oui, clairement. Les conditions de travail des correspondants étrangers se sont durcies. On peut le dire, nous sommes très officiellement des représentants d’Etats inamicaux aujourd’hui. Cela veut dire, par exemple, que administrativement, les choses sont devenues plus complexes pour nous. On renouvelle nos visa tous les trois mois dorénavant, ce qui est assez lourd, alors que précédemment c’était tous les ans. Il y a des tests médicaux obligatoires à faire aujourd’hui pour les étrangers par exemple également. Et puis nous ne sommes plus, par exemple, invités lors des grandes conférences de presse internationales. On n’a quasiment plus dans les faits, de contact avec les autorités, le pouvoir, quand on souhaite les interroger parce que précisément, nous avons ce statut de journalistes étrangers. Néanmoins, nous gardons nos accréditations et donc nous pouvons légalement continuer à travailler sur le sol russe.
Emmanuelle Daviet : Question d’une auditrice : « Dans un tel contexte, votre correspondant à Moscou parvient-il à trouver des Russes qui acceptent de lui parler librement ? »
Sylvain Tronchet : Ça, c’est une grande question et c’est la vraie question. C’est-à-dire que clairement, les risques encourus aujourd’hui, notamment lorsque l’on parle de tout ce qui concerne la guerre en Ukraine, mais d’une façon plus étendue sur la critique du pouvoir et les risques encourus par les opposants, avec de nombreuses condamnations à des peines de prison, des classements sous le statut « agent de l’étranger » qui se multiplient également dans le pays, rend les choses très compliquées. Et clairement, s’il s’agit de recueillir un discours qui va être un discours critique du pouvoir ou d’opposition pour dire les choses… Bon, il y a encore quelques Russes courageux qui sont capables de le faire à visage découvert, qui prennent des risques pour le faire et qui le font en étant sur une ligne de crête, en faisant très attention à ce qu’ils disent. Et si on veut avoir des paroles vraiment libres et critiques, clairement il va falloir les réaliser en les préparant et dans des conditions d’anonymat. Pour ce qui est des discours qui vont dans le sens du pouvoir, là, évidemment, les choses sont beaucoup plus libres. Mais d’une façon générale quand même, je constate que ma capacité à trouver des interlocuteurs, quel que soit le sujet, s’est restreinte ces derniers mois. Évidemment.
Emmanuelle Daviet : Et plus globalement, y a-t-il des sujets qui sont difficiles, voire impossibles à traiter ?
Sylvain Tronchet : Il y a la loi russe en fait, qui s’est considérablement durcie ces derniers mois, qui fait que, par exemple, en théorie, il est impossible de parler de la guerre en Ukraine. D’ailleurs, il ne faut pas parler de guerre théoriquement, mais de « l’opération militaire spéciale », autrement qu’en utilisant des sources officielles, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible pour les médias russes opérant en Russie, de citer des sources qui ne seraient pas celles de l’armée russe. Normalement, en théorie, cette loi s’applique aussi aux correspondants étrangers. Ceci dit, il suffit d’écouter, de lire ce que nous et d’autres correspondants étrangers ici faisons depuis la Russie, nous prenons des libertés avec ce cadre. Néanmoins, les choses restent très contraintes, c’est-à-dire que le problème n’est pas que nous soyons censurés. Le problème est qu’il y a tout un tas d’informations auxquelles nous n’avons pas accès et notamment nous n’avons pas accès à la ligne de front côté russe. C’est tout le problème de cette guerre, en fait, c’est qu’il y a une dissymétrie absolument incroyable qui est que d’un côté de la ligne de front, côté ukrainien, vous avez des milliers de journalistes et de l’autre côté, côté russe, vous n’avez que les journalistes russes accrédités par le Kremlin. Et donc il y a tout un tas de sujets que nous ne traitons pas, non pas par censure, mais parce que nous n’avons pas accès aux informations. Ça c’est clair et ce sont les sujets qui concernent la guerre très clairement.
Emmanuelle Daviet : Néanmoins, malgré ce contexte, vous parvenez à parler de la guerre ?
Sylvain Tronchet : Oui, on arrive à en parler. On en parle, déjà, au travers de ses conséquences sur la société russe : la répression, les problèmes économiques, etc. Et puis je parle régulièrement aussi, on voit par exemple régulièrement ici apparaître des vidéos de soldats qui se plaignent de leurs conditions sur le front. Donc on essaie de les documenter, de les vérifier et on en parle et on fait des sujets là-dessus. J’ai récemment fait encore un sujet sur cette espèce de mobilisation rampante qui a lieu actuellement en Russie, qui ne dit pas son nom et où l’armée russe cherche à recruter en essayant d’attirer des gens, en leur offrant des salaires qui sont énormément supérieurs au salaire moyen. Donc si, évidemment on en parle, et c’est pour ça que notre présence est importante ici, parce que si nous n’étions pas ici, nous ne serions pas en mesure de traiter ces sujets-là. Et plus que jamais, on a besoin de comprendre la Russie. On a besoin d’expertise sur la Russie et cette expertise, cette compréhension, elle ne peut pas s’exercer pleinement si on n’a pas un accès au terrain. Et c’est pour cela que la présence de correspondants étrangers dans le pays, nous sommes encore quelques uns et pas mal de Français, est extrêmement importante.