« La médiatrice des antennes de Radio France se définit comme une pédagogue. L’emploi par les rédactions de termes tels que « racialisé » ou « afro-américain » suscite des réactions d’auditeurs auxquelles Emmanuelle Daviet s’applique à apporter des réponses argumentées… »
Vous êtes « médiatrice des antennes » de Radio France depuis 2018. En quoi consiste cette fonction ?
Cette fonction vise à favoriser le dialogue entre les chaînes et leurs auditeurs, à renforcer la confiance des publics. Radio France accompagne près de 15 millions d’auditeurs quotidiens avec ses sept antennes. Ceux qui m’écrivent écoutent essentiellement France Inter, France Culture et Franceinfo. Ils nous adressent leurs remarques, leurs critiques. Les auditeurs sont exigeants, voire intransigeants. Ils paient la redevance audiovisuelle, ils se sentent donc un peu propriétaires de Radio France. Leur attente à l’égard du service public audiovisuel nous impose d’être à la hauteur de leur exigence de qualité.
Quel volume de courrier êtes-vous amenée à traiter chaque semaine ?
Le service de la médiation reçoit en moyenne 4 500 courriels par semaine et centralise tous les messages adressés aux antennes. Tout est lu, sans exception. Avec plus de 215 000 messages traités entre le 1er janvier 2020 et le 1er janvier 2021, notre positionnement est unique dans la presse en volume de mails traités, de réponses apportées et de réactivité. Aucun média télé, radio ou presse écrite n’accomplit ce travail à une telle échelle. Le service de la médiation de Radio France a une dimension sans équivalent dans l’univers médiatique français. Je ne suis évidemment pas seule pour accomplir cette mission, je m’appuie sur deux collaboratrices très impliquées.
Vous percevez-vous plutôt comme une communicante, chargée de « soigner » l’image du service public, ou comme une pédagogue qui a vocation à éclairer les auditeurs ou à sensibiliser les journalistes ?
Sans hésiter, comme une pédagogue ! Mon rôle consiste à faire entendre les arguments de chacun, d’être l’avocate des auditeurs auprès des rédactions et l’avocate des rédactions auprès des auditeurs. Quand j’estime que leur critique est fondée, j’appuie leur avis lors des réunions avec les directions. Je suis vraiment le porte-voix des auditeurs afin que leurs remarques soient entendues. Dans mes émissions ou sur le site de la médiatrice, avec les journalistes et producteurs de France Inter, Franceinfo et France Culture, nous répondons à leurs remarques en proposant un véritable travail de décryptage des pratiques journalistiques, en expliquant les lignes éditoriales des antennes, les choix des rédactions.
Parmi les questions que vous posent les auditeurs de Radio France, quelles remarques font-ils sur le racisme, l’antisémitisme et les discriminations fondées sur le genre ? Avez-vous repéré des thèmes récurrents ?
Lorsque je reçois des courriels en lien avec le racisme ou l’antisémitisme, il s’agit le plus souvent de questions sémantiques. Par exemple, lors de la mort de George Floyd à Minneapolis, l’utilisation du terme « afro-américain » sur les antennes, pour qualifier les personnes noires aux États-Unis, a soulevé des remarques, des auditeurs estimant que c’était stigmatisant et raciste. J’ai alors sollicité Pap Ndiaye, historien et professeur des universités à Sciences Po Paris, spécialiste des États-Unis, pour répondre à leurs remarques. Sur l’antisémitisme, il y avait, dans les courriels, des confusions entre différents vocables : « juif », « israélite », « antisémite », « antisioniste », « racisme », « sionisme ». J’ai donc demandé à Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire-géographie et responsable des formations au Mémorial de la Shoah, d’expliquer le sens des mots.
« Les journalistes, producteurs, chroniqueurs et animateurs sont tous garants de la qualité des antennes qui passe aussi par la lutte contre les stéréotypes. »
Emmanuelle Daviet
Quant aux messages relatifs à des discriminations sur le genre, je n’en reçois pour ainsi dire plus pour une raison simple, Radio France, via le service de la médiation et le comité Diversité, a mené il y a trois ans des actions structurantes afin que les chaînes cessent de véhiculer des stéréotypes. Ce sont vraiment les courriels des auditeurs et des auditrices qui nous ont permis de faire ce travail d’alerte. Une formule « amusante », un raccourci « efficace », un titre « choc », le plus souvent dénués d’intention malveillante pouvaient parfois traduire du sexisme et donner à entendre des clichés. Or les journalistes, producteurs, chroniqueurs et animateurs sont tous garants de la qualité des antennes qui passe aussi par la lutte contre les stéréotypes. Cette vigilance collective s’est révélée très efficace même si, hélas, nous ne sommes jamais à l’abri d’une formulation inappropriée. En revanche, nous recevons toujours du courrier sur le manque de parité chez les invités. Il n’y a pas toujours de femmes expertes sur les sujets évoqués, les directions en ont pleinement conscience et tentent d’équilibrer les plateaux d’invités. Nous recevons également des messages au sujet du sport féminin, des auditeurs estiment qu’il n’est pas toujours très bien représenté sur les antennes, une vigilance particulière a été apportée sur le sujet depuis deux ans.
Le poste d’observation privilégié qui est le vôtre permet-il de repérer les sujets qui mobilisent particulièrement nos concitoyens ?
Les auditeurs sont très réactifs à l’actualité donc, à ce titre, se révèlent un miroir assez juste des clivages, voire des fractures que nous constatons tous. L’été dernier, ils reprochaient aux antennes de trop couvrir les manifestations anti-passe sanitaire et souhaitaient que la parole soit davantage donnée à ceux en faveur de la vaccination ou du passe sanitaire. Le début de la couverture du procès des attentats du 13 novembre 2015 a généré également des messages sur la place accordée à Salah Abdeslam. La pédocriminalité dans l’Église catholique a suscité des témoignages. Enfin, j’observe, de façon permanente, une très grande sensibilité aux questions environnementales.
Pourriez-vous citer l’exemple d’un courriel qui vous a particulièrement frappée par la pertinence de la question posée ou la réflexion proposée ?
Nous recevons beaucoup de messages, difficile d’en choisir un parmi tous ceux qui nous sont adressés. Certains corroborent mon point de vue. Il arrive aussi que je ne sois pas en accord avec l’opinion avancée, mais là n’est pas la question, je trouve toujours très stimulant de penser contre soi et, intellectuellement, j’aime être séduite par la force d’un argumentaire. Mon rôle n’est pas de juger si les messages des auditeurs sont légitimes mais plutôt de faire entendre les arguments de chacun pour enrichir le débat et la réflexion de tous.
« Quand on a le pouvoir d’imposer un mot dans le débat public, veillons à ce qu’il reflète au mieux le réel de nos concitoyens, une réalité sociale ou un fait historique. »
Emmanuelle Daviet
Pour répondre à votre question, comme je suis très attachée au choix des mots, à la précision qu’ils requièrent dans leur usage, me vient à l’esprit le courriel d’un auditeur indigné de ce qu’il avait entendu sur une antenne : « Je suis très choqué par le traitement du thème du racisme. L’usage du terme “racialisé”, très marqué idéologiquement, me choque beaucoup. Je suis moi-même considéré par vos journalistes comme “racialisé” (d’origine maghrébine) mais je ne me définis pas comme ça, et je trouve ce terme néo-colonialiste et victimaire. Sur les invités eux-mêmes, beaucoup viennent défendre et justifier ces termes, ces approches, voire justifier les déboulonnages des statues en radio ou dans des articles sur votre site. Cette séquence arrive à la suite d’une antenne ouverte pour les défenseurs des ateliers non mixtes (en prenant comme référence les ateliers féministes non mixtes). J’ai vraiment honte pour le service public, et je trouve que votre approche alimente le racisme. » J’ai publié ce message sur mon site. Il faut savoir entendre les sensibilités et l’indignation, ne pas y être indifférent. Je ne laisse jamais un tel courriel sans réponse, Il y a plusieurs manières d’y donner suite. Celle qui m’a paru la plus enrichissante était d’interroger le sens du mot « racialisé », son origine, son utilisation contemporaine, les raisons qui motivent sa critique, son emploi par les journalistes. Par une recontextualisation historique et en suggérant subtilement des formules ou des mots à employer pour tenter de rester neutres sur les antennes, Iannis Roder a utilement éclairé cette notion. À travers ces différents exemples, on constate un vrai besoin d’analyses lexicales, sociolinguistiques et historiques chez nos auditeurs. La sensibilité du public aux mots employés doit réellement inviter les journalistes à se poser la question de la puissance de la nomination et s’interroger sur ce qu’ils contribuent à forger comme réalités sociales et politiques. Quand on a le pouvoir d’imposer un mot dans le débat public, veillons à ce qu’il reflète au mieux le réel de nos concitoyens, une réalité sociale ou un fait historique.