Pendant les huit semaines de confinement et depuis le déconfinement, des reporters sillonnent la France, certains ont parfois recueilli des propos de Français qui ne respectent pas toujours les consignes données. 
Entendre ces reportages a parfois choqué des auditeurs et nous vous en parlions déjà dans la Lettre #20 au sujet des Parisiens confinés au vert de retour à leur domicile à la capitale dès le déconfinement. À l’occasion du long week-end dernier, des reportages de Français profitant du grand air ont été diffusés sur les antennes, réalisés par différents journalistes. 
Franceinfo et France Inter ont notamment diffusé un reportage réalisé au bord de la plage à Anglet. Les propos d’une personne assumant de n’avoir « pas du tout respecté le confinement » ont choqué les auditeurs. Ils s’interrogent sur l’intérêt de diffuser un tel témoignage. Amaia Cazenave, la journaliste ayant réalisé ce reportage, répond aux auditeurs et demain samedi 30 mai dans le rendez-vous de la médiatrice sur Franceinfo, cette question déontologique sera abordée avec Benjamin Mathieu, reporter, qui a recueilli des points de vue similaires au bord des plages.

Chers auditeurs,

En préambule, permettez-moi de vous dire que je suis contente que nous puissions échanger, discuter, « batailler » (pour parler de manière plus familière) autour d’un reportage car cela participe au débat d’idées. Cela me permet aussi de faire un pas de côté, de me poser pour réfléchir à mon métier et à la manière dont je l’exerce depuis maintenant dix ans. Le journalisme n’est ni une science exacte, ni une discipline immuable et j’ai bien conscience que certains des reportages peuvent choquer, irriter, voir vous mettre en colère.

Concernant le témoignage de cette dame, Nina, je voudrais vous expliquer pourquoi j’ai décidé de le garder dans mon reportage diffusé le week-end dernier sur les antennes de Franceinfo et de France Inter.

Le sentiment exprimé par cette mère de famille était partagé par plusieurs personnes rencontrées ce jour-là à Anglet, autour de ces aires de sport. Je ne justifie pas cette attitude mais on peut l’expliquer par le fait que le Pays Basque a été épargné par cette épidémie au regard d’autres régions françaises et que certains de ses habitants se sont sentis moins concernés. Par honnêteté intellectuelle et même si j’ai conscience que ses paroles peuvent vous déranger ou vous heurter, je ne pouvais pas en faire abstraction dans mon reportage. Ces mots reflétaient une opinion qui ne pouvait pas être niée ou cachée. Notez, si j’avais voulu me faire l’avocate du diable que je n’aurais pu passer que les « sons » des personnes qui partageaient les idées de Nina. Je ne l’ai pas fait, car selon moi, à ce moment-là le reportage aurait été trop orienté, et là oui j’aurais manqué à mes obligations journalistiques. Dans ce reportage diffusé le week-end dernier vous aurez noté qu’il y a aussi des personnes qui ont conscience que leur attitude n’est pas très responsable…

Nous, journalistes, avons comme mission de relayer la diversité d’opinions, même lorsque ses témoignages peuvent se révéler impopulaires, à contre-courant, déplaisants, à condition bien-sûr que les propos diffusés ne soient ni racistes, ni discriminatoires, et n’appellent ni à la haine, ni à la violence. Nous sommes parmi d’autres des garants de la liberté d’expression.

Par ailleurs, tendre le micro à une personne ne veut pas dire cautionner ses propos. Nous ne sommes pas là pour censurer ou ostraciser qui que ce soit. Nous devons à nos auditeurs une information fiable et de qualité mais elle se doit aussi complète et plurielle. Chacun a ensuite son libre arbitre pour l’apprécier… ou pas.

Je crois qu’il faut aussi faire la distinction entre les faits et les commentaires. La différence entre l’information et l’illustration. Le témoignage de Nina n’est pas une analyse mais simplement une opinion et il a été présenté comme tel. Ces propos seraient bien différents dans la bouche d’un médecin, d’une personnalité politique ou de toute autre personne présentée comme un « expert », et là oui il pourrait nous être reproché de faire de la désinformation.

Je suis convaincue que le journalisme objectif n’existe pas. Comme l’auditeur objectif d’ailleurs ! Nous avons tous nos idées, nos valeurs, nos parcours de vie, des sensibilités différentes. La manière de percevoir les reportages varie. Mais je suis aussi certaine que le journalisme honnête et sincère existe, c’est ce qui me guide et je crois que c’est aussi une des valeurs de Radio France.

Radio France qui pendant toute cette crise du Coronavirus a très largement donné la parole (et à raison !) à ceux qui étaient en première ligne : vaillants, courageux, obstinés… à ceux qui ont été malades, ceux qui ont eu l’immense douleur de perdre un proche pendant cette période inédite et qui a également joué son rôle de service public en nous informant de la manière la plus claire sur ce virus vicieux.

Enfin dernier élément, sur la question des reportages diffusés dans les journaux. Sachez que les angles des sujets sont débattus en conférence de rédaction, qu’une fois tournés, les reportages sont écoutés par les rédacteurs en chefs, à plusieurs reprises et validés. Qu’avant les journaux les présentateurs les écoutent systématiquement et les valident à leur tour. Avant ce confinement je travaillais tous les week-ends avec Yves Decaens, et je peux vous dire – avec certitude – que personne ne lui impose dans son journal un élément qui ne lui plait pas.

J’espère que ces quelques lignes vous auront éclairé sur ma démarche journalistique. Mon but n’était pas de vous convaincre mais simplement de vous expliquer. Un monde où tous les gens sont d’accord serait tellement incolore et inodore !

Amaia Cazenave

Journaliste

Sélection de messages d’auditeurs

Je suis une fidèle auditrice et j’ai choisi votre chaîne pour seule source d’information en ce temps difficile vu sa qualité et son honnêteté. Tout le monde peut s’y exprimer et c’est une bonne chose. J’ai pourtant été très choquée par le reportage sur Anglet (9h30) où une certaine Nina se vante de sa désobéissance civile et ramène la crise actuelle à « pas grand-chose ». J’ai 65 ans, des pathologies pulmonaires, et avec mon mari nous avons choisi de rester confinés pour encore une longue période pour nous et surtout pour les autres et pour éviter la surcharge du système hospitalier. C’est un choix difficile (pas de petits enfants, une maman de 90 ans seule à l’étranger etc.) Entendre ce genre de réflexion est vraiment très dérangeant, surtout en fin de reportage (c’est ce qu’on retient) et sans modération aucun de ces propos nocifs qui encouragent la désobéissance civile. Je suis déçue que votre chaîne se fasse le relais de paroles racoleuses et inexactes. Tout le monde doit rester concentré pour éviter une 2ème vague, respecter les autres et les règlements : cela seul permettra un retour à la « normale ». Merci pour votre dévouement et tout votre travail.

Pourquoi diffuser ce reportage à Anglet où des personnes transgressent la loi en toute conscience et se vante de ne pas s’être confiné. Quelle est l’information donnée ici ? On sait qu’il y a des gens incivils non respectueux des autres et de la société. Pourquoi leur donner la parole. On a d’ailleurs eu, avec le petit commentaire d’Yves Decaens, l’impression qu’il était gêné par ce reportage. Ce n’est pas parce qu’un son est enregistré qu’il faut le diffuser…

Madame la médiatrice,
Je me permets d’attirer votre attention sur un « sujet » que j’ai pu entendre dans le Journal de 13 heures de France Inter le samedi 23 mai 2020, à propos du déconfinement, en l’occurrence à Anglet (Pyrénées-Atlantiques). Ce sujet commence environ 11 minutes après le début du journal.
Je vous transmets ci-après son verbatim, établi par moi-même.
J’attire particulièrement votre attention sur la déclaration attribuée à une certaine « Nina » et encore plus particulièrement sur le ricanement, à moins qu’il s’agisse d’un « rire gras », qu’elle a émis et qui a été retransmis.
Cette déclaration est à la fois une négation de l’épidémie, un appel à la transgression des mesures édictées (probablement des rodomontades, mais peu importe) et une insulte faite à la mémoire des personnes décédées et de celles qui ont survécu à la maladie Covid-19.
Certes chacun est libre de penser ce qu’il veut. En revanche, je ne tolérerais pas que quelqu’un profère devant moi de semblables propos abjects.
Et je trouve carrément scandaleux que ces propos dignes d’une chaîne de désinformation aient été retransmis sur une chaîne du service public.
J’estime que la rédaction de France Inter n’a pas respecté ses obligations statutaires en diffusant ces propos (j’ai d’ailleurs l’impression qu’Yves Decaens était un peu gêné à la fin du sujet).
France Inter a procuré à cette « Nina » les 5 minutes de notoriété auxquelles elle n’avait certes aucun droit ; et, je l’imagine maintenant paradant devant ses « potes », diffusant et rediffusant ses propos, en disant : « Vous avez vu, ce que je leur ai envoyé ? Ah, ah, ah, ah ! ».
Après avoir établi ce verbatim, j’ai découvert que ce « reportage » est traité sur une page du site de France Info ; il y apparaît que cette « Nina » était encore plus outrancière dans son négationnisme. En revanche, il n’y est pas fait allusion au rire qu’elle a envoyé à la tête de tous les soignants des malades de la Covid, ceux qui sont morts et ceux qui ont survécu.
Je vous serais reconnaissant de m’informer des suites que vous pensez donner à ce cas.
En tout état de cause, je me réserve le droit de le signaler à qui de droit, notamment au ministère de l’Intérieur, puisque le « reportage » signale la complaisance de la police vis-à-vis des infractions commises.
Un auditeur
Professeur d’histoire-géographie
Pièces jointes
1) Lien à la page de France Info
https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/on-sait-qu-on-prend-des-risques-a-anglet-certains-habitants-bravent-les-interdictions-pour-faire-un-peu-d-activite_3976531.html
2) Verbatim du « sujet » du 23 mai sur France Inter (la déclaration de « Nina » est en majuscules)
Présentateur (Yves Decaens), après un sujet sur le vaccin contre la Covid-19
« En attendant le vaccin, le respect des règles de sécurité sanitaires continue de s’imposer à tous, même s’il fait beau, que les activités de plein air sont autorisées, mais de façon individuelle et en gardant les distances, ce que ne permettent pas, rappelons-le, les sports collectifs.
Pourtant, en ce pont de l’Ascension, beaucoup ont cédé à la tentation et bravé les interdictions, comme ici à Anglet, sur la côte basque. Amaia Cazenave »
Amaia Cazenave
« Sur l’esplanade de la Barre, les barrières qui entouraient le City-Stade n’ont pas résisté bien longtemps à la fin du confinement. Le petit terrain en synthétique désormais accessible est pris d’assaut, notamment par Thomas et ses amis. »
Thomas
« Je ne suis pas sorti une seule fois en 2 mois. Ça fait du bien de prendre l’air un peu… Je trouve ça plus logique que de faire, je ne sais pas moï, un repas ou un apéro entre amis, enfermés dans un appartement. Ça je ne l’ai pas fait, mais je préfère venir faire un foot en plein air »
Amaia Cazenave
« À quelques mètres, une aire de musculation. L’accès y est interdit, mais là aussi les barrières de protection ont été déplacées. Jean Lou s’y entraîne tous les soirs.
Jean-Lou
« On a des masques, on a du gel pour les mains, etc… Après, on sait que, ouais, on sait qu’on fait quand même une connerie. »
Amaia Cazenave
« Nina, son épouse et son fils n’ont pas l’impression de prendre de risques, bien au contraire ! »
NINA
« CORONA ? QUEL CORONA ? AH, AH, AH, AH » [rire]. ON N’A PAS DU TOUT RESPECTÉ LE CONFINEMENT, ON A ÉTÉ DEHORS TOUS LES JOURS. ON A CONTINUÉ À VIVRE COMME SI DE RIEN N’ÉTAIT. MON SYSTÈME IMMUNITAIRE NE S’EST JAMAIS AUSSI BIEN PORTÉ » [le mot « jamais » prononcé avec insistance]
Amaia Cazenave
« Un petit frisson parcourt tout de même ces sportifs quand une voiture de police s’approche puis, finalement, repart sans réprimande ni contravention. Ils sont … compréhensifs » nous dit un des jeunes pratiquants. »
Yves Decaens
« En rappelant que les mesures de protection, c’est aussi pour les autres »