A l'intention de Sophia Aram
Madame, merci.
il est bon, l'air de rien, l'air d'en rire, de vous écouter puis de vous lire pour reprendre chaque mot entendu. Les propos d'Alexis Corbière m'avaient effrayée et votre billet a repris cela de façon tellement fine et intelligente qu'il aura maintenant bien du mal à arguer le propos sorti de son contexte.
Par les temps qui courent, et malgré l'horreur du massacre de Charlie Hebdo et de ceux qui ont suivi, j'entends dire par des parents d'ados qui ne sont pas du tout Charlie (je suis metteur en scène et anime des ateliers de théâtre) qu'il ne faut pas "non plus provoquer"... J'avais au moment des assassinats montré la une de Charlie à des mômes musulmans dans mon atelier pour leur expliquer le sens de ce "C'est dur d'être aimé par des cons" et alors il n'y avait pas eu trop de vagues, seuls quelques parents avaient demandé que cela ne se reproduise pas et puis ajouté "qu'ils l'avaient un peu cherché".
Aujourd'hui toutes les mamans des 12 filles du groupe (de 8 à 13 ans) me demandent de ne pas faire de costumes où l'on verrait les bras ou les jambes de leurs filles, sinon elles les enlèvent de l'atelier théâtre !!!
Mes amies musulmanes, croyantes ou non (moi je suis athée et juive mais seulement pour la mémoire des miens morts dans les camps) parlent du mal qu'elles ont à se faire entendre dans certaines cités sur le statut des filles. Il y a un recul terrible.
Et, n'étant pas masochiste, si je continue d'aller dans cette cité totalement repliée sur la mosquée (l'imam a interdit à des enfants de venir voir mes spectacles de marionnettes !) c'est pour tenter d'apporter une autre vision du monde, même si c'est une goutte d'eau dans l'océan.
Et voilà qu'un homme qui se dit de gauche (on s'étrangle) préconise haut et fort de ne pas provoquer les homophobes, les Charliephobes, les phobes de tous poils...
Alors on ne parle plus aux élèves de plus Colette, Proust, Rimbaud, Verlaine, Wilde, Gide, Genet, Mishima etc. ?
Charlie et avant Hara Kiri (j'ai 68 ans...) ont toujours traîné sur les tables de mes parents puis les miennes et nous avons grandi avec les caricatures sans en être choqué. On trouvait ça parfois "dégueu" ou "moche" ou on n'y comprenait rien... mais on adorait ça et on en discutait.
Il semblerait qu'aujourd'hui l'époque redevienne frileuse, la censure prend des chemins de traverse mais chemine et là ça ne me fait pas rire du tout.
Les ados, et parfois très jeunes, regardent des films porno sur internet mais Charlie ou Rimbaud pourrait les troubler, on rêve.
Votre lettre aux élèves était forte et sensible.
Votre billet sur les propos inexcusables de Corbière est salutaire.
Je vous offre ici un poème de René Char parce que dans mon pays à moi aussi on dit merci.
Muriel Anastaze-Ruf

"Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.
La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à l'attentif.
Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maigre sur la barque chavirée.
Bonjour à peine est inconnu dans mon pays.
On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.
Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de ne pas avoir de fruits.
On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.
Dans mon pays, on remercie."
René Char Qu'il vive (1968) (Extrait des Matinaux)