Le 3 février 2020, a été diffusée sur France-Culture une émission des « Pieds sur terre » au sujet du Vénusia, un bordel de Genève.

Une émission de plus dans cette série documentaire où la prostitution est systématiquement présentée comme un métier banal, et brandie en exemple d’une légalisation qui, chez nos voisins suisses ou allemands, a surtout profité aux proxénètes, promus au rang d’hommes d’affaires, et aux « clients » invités à se défouler en profitant de « forfaits tout compris » et de « happy hour ».

Nous nous étonnons que soient diffusées sans aucune mise en garde, sur une chaîne publique, de telles apologies de la prostitution. Ignorez-vous que les hommes payant, en Suisse ou en Allemagne, pour accéder au sexe de femmes mises à leur disposition, risquent une amende en France ?

N’avez-vous donc aucune conscience de la double domination, à la fois capitaliste et machiste, qui s’exerce dans les bordels ? Celle de l’argent et celle de ces hommes, les prostitueurs, auxquels on reconnaît le « droit » d’imposer un acte sexuel à une femme recrutée parmi les plus vulnérables, le plus souvent arrachée à son pays, à sa famille, par la misère et la précarité.

Subir des pénétrations à répétition, endurer les insultes, les humiliations, les agressions (toutes les enquêtes montrent que les « clients » sont les premiers auteurs des violences exercées contre les personnes prostituées), est-ce un travail ? Un travail comme un autre ? Si c’est un métier, allez-vous le proposer aux jeunes, filles et garçons, pour un stage ? Aux personnes au chômage ?

A l’heure du mouvement #metoo, de la dénonciation par les femmes du harcèlement et des violences masculines, pensez-vous que le « consentement » arraché au moyen d’un billet est l’expression du désir et du plaisir de ces femmes ?

En France, des années de débats et de réflexions ont permis de qualifier enfin la prostitution comme une violence contre les femmes. Depuis 2016, les personnes prostituées sont considérées comme des victimes à accompagner pour les aider à s’en sortir. Déjà 4 000 prostitueurs ont payé une amende ou assisté à un stage de sensibilisation, au même titre que les auteurs de violences conjugales. Vous ne pouvez pas l’ignorer.

Que des personnes enfermées dans cette voie sans issue qu’est la prostitution n’aient d’autre ressource que de la défendre ne devrait pas vous empêcher, en tant que journaliste, de prendre du recul. Comment pouvez-vous ignorer la parole des « survivantes » qui dénoncent de plus en plus, et dans le monde entier, les violences, les viols, le dégoût qu’elles ont subis dans ce ghetto dont elles ont eu tant de mal à s’extraire ? Survivantes qu’on n’entend jamais dans votre émission, et dont la parole est pourtant inséparable de la dénonciation de la domination sexuelle masculine.

Les émissions des « Pieds sur terre » ou le tapis rouge déroulé à Emma Becker sur France-Culture donnent de la prostitution une image branchée et « moderne », très loin de la réalité vécue.

La prostitution n’est pas un métier : c’est une violence.

Nous, membres de Zéromacho, réseau international d’hommes engagés contre le système prostitueur et pour l’égalité femmes-hommes, vous demandons d’adopter, au minimum, un regard plus critique sur une situation qui détruit des milliers de femmes et d’enfants chaque jour dans le monde.
Cordialement

La Médiatrice Radio France vous répond
17/02/2020 - 10:14

Bonjour et merci pour vos messages.

 

Sonia Kronlund, productrice de l’émission Les Pieds sur Terre, ainsi que Sandrine Treiner, directrice de France Culture vous répondent :

 

« Nous avons pour habitude aux Pieds sur terre de donner la parole à des personnes de la société civile qu’on entend peu, venues de toutes sortes de milieux sociaux et exerçant des activités tout aussi diverses. Notre émission existe depuis 18 ans et a diffusé plus de 6000 reportages. Parmi eux, certains ont en effet donné la parole aux travailleuses et travailleurs du sexe. Il est vrai qu’ils et elles y ont souvent exprimé leur libre choix d’une activité qui n’est pas illégale en France. Mais nous avons également consacré une émission à une esclave sexuelle, victime d’un trafic d’êtres humains, organisé par des réseaux mafieux, (Miranda, prostituée albanaise) ou encore rencontré plusieurs travailleuse du sexe chinoises qui n’exercent pas leur travail de gaieté de cœur, et ont parlé de la dureté de leur condition (Les filles de Belleville). La plupart du temps, les personnes que nous interviewons s’expriment sans commentaire : nous ne les jugeons pas, ni ne nous permettons de dire ou penser à leur place ce qu’il serait bon ou mauvais pour elle (à condition que leur activité ne soit pas susceptible de nuire à autrui ou réprouvée par la loi – et encore avons-nous diffusé des personne racistes, des braqueurs, des trafiquants de drogue, laissant les auditrices et auditeurs se faire leur propre opinion). Nous essayons de nous garder de toute forme de paternalisme ou condamnation morale. Il arrive cependant que les témoignages que nous proposons soient accompagnés d’éléments factuels ou de contexte pour mieux comprendre dans quels cadres les personnes s’expriment. Le reportage sur le Venusia ne dérogeait pas à ces principes auxquels nous nous tenons et qui nous valent longévité et reconnaissance. Vous aurez noté d’ailleurs que j’ai pris, dans mon introduction, des précautions explicites en citant plusieurs livres qui décrivent le travail du sexe dans les « salons » avec des points de vue nuancés voire très critique (voir le livre de Sophie Bouillon, Elles : les prostituées et nous.) Et j’ai encore mis en garde les auditeurs : « oreille sensibles et mineures s’abstenir ».

En Suisse, où la prostitution est légale et encadrée, notre journaliste a rencontré plusieurs femmes qui ont témoigné librement de ce qu’elles vivent et évoqué les difficultés de leur quotidien et de leur condition – dettes, précarité, etc. Dans le respect du principe du contradictoire, elle a sollicité et diffusé le point de vue de trois sources différentes (une travailleuse, une association et un syndicat) qui évoquent avec nuance les limites de la légalisation suisse et en pointent les potentielles dérives, dérives également contextualisées dans l’introduction de l’émission. Il est enfin précisé dans le reportage que la maison close où a eu lieu le tournage a été condamnée par la justice.
Autant d’éléments qui permettront aux auditrices et auditeurs de se faire leur propre opinion sur le sujet, et qui ne constituent en aucun cas une apologie de la prostitution.

 

Sonia Kronlund – Productrice des Pieds sur terre

 

Sonia Kronlund, productrice des Pieds sur terre, vous a répondu sur le détail de la démarche de l’émission incriminée. Il va de soi que nous sommes engagés, sur France Culture, pour le respect et la dignité de la personne humaine, sans compter notre mobilisation en faveur de l’ensemble des valeurs qui nous guident au jour le jour parmi lesquelles la question, centrale, des droits des femmes. Je crois que vous savez mon engagement et mes publications de longue date sur le sujet. De ce point de vue, nos vigilances se rejoignent. Néanmoins je profite de cet échange pour vous exprimer mon désaccord sur la manière dont vous liez un reportage et un roman – en l’occurrence celui d’Emma Becker, élu prix du roman des étudiants 2019 par un jury de plus de mille étudiantes et étudiants. La Maison est une œuvre littéraire. A ce titre, si elle s’empare de faits réels, c’est pour les emmener ailleurs, transformés par un imaginaire et un travail artistique. Un roman n’est pas un essai, ni un manifeste, ni un document. Le réduire à une prise de position est une erreur sur le fond à double titre: du point de vue des idées que vous lui prétez, du point de vue de ce que peut la littérature.

 

Sandrine Treiner – Directrice de France Culture.