Madame, Monsieur,
Je viens d’écouter, en podcast, l’entretien de M. Sarkozy avec M. Cohen du 18 octobre. Je ne parviens pas à écouter les réactions des auditeurs, dont on dit qu’elles ont été nombreuses. La mienne sera sans doute dès lors redondante, mais soutiendra le propos de mes collègues qui ont réagi à chaud à celui de l’ancien président de la République au sujet des enseignants.
Je suis agrégée de lettres modernes, docteur en littérature générale et comparée, détentrice d’une mention FLE des licences (qui permet d’enseigner le français langue étrangère), et d’un master en littérature générale et comparée obtenu auprès de l’université du Kent. J’enseigne la littérature française depuis 1994, d’abord huit ans à l’université (trois à Kent, cinq à Cambridge en tant que maître de conférences). N’ayant pas obtenu de poste à l’université en France à mon départ d’Angleterre, j’enseigne donc aux classes de lycée depuis 2002. J’énonce ces titres, parce que je suis loin d’être la seule « très qualifiée » dans cette situation, et suis heureuse d’avoir entendu la précaution oratoire de M. Sarkozy au sujet des qualifications des enseignants qui font face « quinze heures par semaines » aux élèves, dans le but de développer leur culture, leurs savoirs, leurs compétences argumentatives, et surtout leur discernement.
Si donc je devais, avec mes élèves, analyser l’affirmation de M. Sarkozy à l’aune d’un cours sur le classicisme, je leur montrerai à quel point M. Sarkozy est aux antipodes de la mesure et de l’esprit critique préconisés pour définir l’« Honnête homme » d’alors, et qu’il correspond en revanche aux critiques maintes fois formulées – à tort, selon Jacqueline de Romilly – contre les sophistes antiques. Affirmer que les enseignants sont soumis à « quinze heures de présence » sur leur lieu de travail est une manipulation de la réalité qui confine à l’aberration, et témoigne d’une méconnaissance crasse du métier d’enseignant aujourd’hui dans le but de s’attirer les bonnes grâces des électeurs.
Le service d’un enseignant se résume officiellement – et se réduit souvent dans l’esprit de chacun, idée préconçue allègrement reprise par M. Sarkozy qui est passé maître dans l’art de caresser les clichés dans le sens du poil – aux heures passées devant les élèves. Si M. Sarkozy connaissait les textes officiels, il saurait que les quinze heures d’un agrégé sont calculées sur l’équation suivante : 1 heure de cours = deux heures de préparation (nous en sommes donc déjà à 45 heures/semaine), auxquelles s’ajoutent les corrections (1/2 h/copie en français, multipliée par 90 puisque les classes ont en moyenne un effectif de trente élèves). Sachant qu’il y a toujours au moins un paquet par semaine, s’ajoutent donc une quinzaine d’heures, sans compter la rédaction du corrigé car tous les enseignants ne puisent pas dans le vivier des corrections proposées sur internet. Nous en sommes ainsi, pour l’enseignant diligent, à 60 heures de travail en moyenne par semaine du trimestre. On comprendra pourquoi, sur la base de ce calcul, un enseignant de lycée travaille non seulement le week end, mais aussi pendant les vacances, puisque ce n’est que dans ces moments de « répit » qu’il peut préparer ses cours.
Ceci est sans compter le souci, il faut lui rendre cet hommage, d’une administration qui a la préoccupation constante que l’enseignant ne chôme pas : assurer l’orientation des élèves au lycée suite à la restriction des conseillers d’orientation, rencontrer les parents, assister à de nombreuses réunions , organiser lui-même des réunions, gérer des courriels chronophages et souvent sans aucune utilité ni rapport avec ses activités : ces tâches ont considérablement alourdi la charge de l’enseignant, qui vient donc dans son établissements pour les exécuter. Ajoutons donc une dizaine d’heures/ semaine pour ces heures prestées.
M. Sarkozy, par cette arithmétique enfantine, comprendra aisément qu’un enseignant sera ravi d’être rémunéré pour toutes ces heures qui ne le sont pas et qui existent déjà, d’avoir in situ un bureau ou même une classe où travailler pendant qu’il n’est pas face aux élèves pour ne pas perdre de précieuses heures dans les transports pour rentrer chez lui préparer ses cours, corriger ses copies, préparer les réunions, rédiger les comptes rendus desdites réunions, et ne pas passer les trois quarts de l’été à préparer ses cours sous l’œil accablé de ses enfants qui ne veulent surtout pas devenir enseignants. Cette rémunération permettra aussi peut-être de prendre en compte la simple fatigue physique qu’occasionne les heures de cours donnés aux élèves.
Ce qui me préoccupe n’est pas la définition réductrice mais courante d’un métier difficile, pour l’honneur et la valeur duquel je ne cesserai jamais de me battre, mais le fait que M. Sarkozy en ruine la substance – apprendre à considérer un sujet avec esprit critique et discernement – par la nature et le contenu de ses arguments électoraux largement diffusés et tout aussi largement manipulateurs, comme l’exige le jeu de toute campagne électorale.
En vous remerciant par avance de l’attention que vous voudrez bien porter à ces propos, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes salutations respectueuses,
Elise Noetinger