Pour en parler au micro d’Emmanuelle Daviet : Sylvain Tronchet correspondant de Radio France à Moscou, Agathe Mahuet envoyée spéciale à Kiev et Thibault Lefèvre correspondant à Jérusalem et dans les territoires occupés.

Christelle Rebière : C’est le rendez-vous de la médiatrice des antennes de Radio France, Emmanuelle Daviet, vos invités aujourd’hui sont Agathe Mahuet envoyée spéciale à Kiev, Sylvain Tronchet correspondant à Moscou et Thibault Lefevre, correspondant à Jérusalem et dans les territoires occupés. Tous en duplex
Pourquoi ce rendez-vous, Emmanuelle ?

Emmanuelle Daviet : Des auditeurs nous écrivent car ils s’interrogent sur les conditions de travail des correspondants de Radio France à Moscou, Kiev, Jérusalem et les territoires occupés. Ils s’interrogent aussi sur les défis auxquels les journalistes sont confrontés lorsqu’ils travaillent dans des zones de conflit et des pays en guerre.

Risques et sécurité

Christelle Rebière : On commence avec la question des risques et de la sécurité

Emmanuelle Daviet : « Vos journalistes ont-ils déjà été confrontés à des situations dangereuses ou menaçantes pendant leur travail ? Comment les ont-ils gérées ? »

Agathe Mahuet : Il y a forcément des situations dangereuses dans un pays en guerre. Mais d’abord, on est préparé à cela avec une formation spécifique que l’on doit suivre avant de partir à Radio France. On apprend les bons réflexes, disons. On se forme aux gestes de secours. Si l’un de nos camarades sur le terrain était blessé ou nous mêmes. Et puis on se déplace toujours avec un gilet pare balles et un casque. Pas à Kiev, pas partout. Mais si on va par exemple dans un village où l’on sait qu’il y a des bombardements. D’ailleurs, il y a une dizaine de jours, dans la région de Kharkiv, près de la frontière, un officier de presse de l’armée ukrainienne nous a proposé de le suivre dans un endroit qui était sensible, mais en nous demandant de ne pas porter de gilets et de casques pour ne pas être trop repérables, ne pas être une cible, parce qu’à cet endroit là, nous aurions été vraiment à portée de drones russes. On était à quelques kilomètres seulement de la frontière. Et après réflexion collective avec mes camarades, techniciens de reportage et fixeurs traducteurs, on a décidé de ne pas le suivre, de ne pas prendre ce risque sans gilet. On a estimé que ça n’en valait pas la peine, on ne le sentait pas en gros. Et parfois, ne pas se mettre en danger, ça peut vouloir dire renoncer à un reportage, ça peut arriver.

Emmanuelle Daviet : Sylvain Tronchet en Russie, êtes-vous confronté à des situations dangereuses ou menaçantes ?

Sylvain Tronchet : Alors ici, la situation est un peu différente qu’en Ukraine puisque dans les faits, on n’a plus accès à la ligne de front ou disons aux zones de guerre. Il nous est en plus impossible de parler avec des soldats russes, par exemple, comme le fait Aghathe. Cela a été un peu possible au début de la guerre, dans des conditions très encadrées par l’armée russe. Je suis allé une fois jusqu’à la centrale de Zaporijjia avec l’armée russe dans des conditions très particulières, donc on l’avait raconté sur les antennes de Radio France. Mais depuis un peu plus d’un an et demi maintenant, ça n’est plus possible. Ceci dit, je suis quand même allé en Ukraine occupée, à Marioupol, en Crimée ou à Belgorod, la ville russe qui est régulièrement visée par des roquettes ou des drones ukrainiens. Forcément, ça implique là aussi une part de risque. J’ai connu aussi quelques alertes aériennes. J’ai vu à Marioupol un missile nous passer au dessus de la tête. Mais je dirais que les risques restent raisonnables, on essaye de les limiter au maximum. Après, il y a d’autres risques en Russie qui concernent plus le cadre légal, les services de sécurité dont on pourrait parler.

Emmanuelle Daviet : Thibault Lefevre, en Israël, donc, des auditeurs souhaiteraient savoir comment vous assurez votre sécurité dans des zones sensibles.

Thibault Lefevre : ça va recouper un peu ce que disait Agathe tout à l’heure. C’est à dire qu’il y a d’abord la dimension matérielle on emporte avec nous et surtout pour chaque membre de l’équipe, quand on est accompagné d’un technicien ou d’un fixeur, un gilet pare balles, un casque et une trousse de premiers secours. Il y a une autre dimension très importante aussi, c’est la dimension préparatoire. C’est à dire que quand on se rend sur un terrain potentiellement dangereux, on analyse en amont la cartographie à partir de sources qu’on a mis de côté. Par expérience, je pense par exemple un institut de la guerre aux Etats-Unis en ce qui concerne l’Ukraine, qui propose des mises à jour régulières en Israël, c’est plutôt l’INSS. Et puis une autre dimension, c’est qu’on se parle beaucoup. Il y a beaucoup de solidarité entre journalistes, entre humanitaires, les membres des Nations unies, toutes ces personnes qui se rendent régulièrement sur une zone qu’on projette de couvrir. Et puis ça permet surtout d’avoir les dernières informations sur des situations qui sont très mouvantes. Et puis aussi, sur le terrain, on met en place des protocoles. Ce sont des règles. Agathe vous disait qu’elle a décidé avec toute son équipe de reculer sur un récent reportage, eh bien, c’est la même chose. C’est à dire qu’il y a une sorte de droit de veto pour un technicien, un fixeur ou un journaliste. S’il y en a un qui a un mauvais pressentiment, on l’écoute, et puis on réadapte la mission. Et puis enfin, peut être une dernière règle, c’est qu’on reste vraiment peu de temps, en tout cas le moins de temps possible sur une ligne de front ou sur un terrain compliqué. On travaille vite, on travaille par rapport à des besoins qui ont été identifiés en amont et ça nécessite donc peut être plus de précisions dans le choix des angles, dans le choix des interlocuteurs, ça laisse moins de place, en tout cas à l’aléa, que sur des terrains qui sont moins hostiles.

Emmanuelle Daviet : Avez- vous déjà ressenti la peur en reportage ? Avez -vous été en danger ? Question posée à Thibault Lefevre et Agathe Mahuet par des auditeurs. On commence avec Thibault :

Thibault Lefèvre : Oui, enfin évidemment, je dirais même que le contraire, le fait de prétendre ne pas ressentir la peur serait plutôt inquiétant. Juste un exemple ma dernière peur, c’était le 7 octobre, le jour du massacre. En fait, on est parti avec un collègue dans des zones où il y avait encore des combats. C’était confus, il y avait des infiltrés, il n’y a pas de ligne de front établie. Et en fait, dans ces situations, comme je le disais précédemment, on ne peut pas se référer à des cartes ou à des collègues qui sont allés précédemment puisque c’est un événement inédit. Et il n’y a que la peur qui peut dicter les décisions. C’est, par exemple, je ne sais pas, pour prendre la bonne décision, le choix d’une route et ce qu’on prend à droite et à gauche, Est ce qu’on reste longtemps sur un terrain et ce qu’on part ? Donc il y a quelque chose d’assez d’assez animal, d’assez instinctif. Faut juste écouter sa peur, faire en sorte qu’elle ne nous paralyse pas et qu’on l’utilise comme un outil, un indicateur pour prendre les bonnes décisions.

Emmanuelle Daviet : Agathe, avez-vous été en danger en Ukraine, avez-vous déjà eu peur sur le terrain ?

Agathe Mahuet : Oui, un peu. Comme le disait Thibault, Je crois que c’est normal d’avoir peur. Il ne faut pas que ça vous bloque effectivement, sinon on ne fait plus rien et on renonce à tout. Parfois, on prend un certain risque quand même. Encore une fois, je crois qu’il faut le sentir. Moi, je dirais que j’ai eu peur à Bakhmout en décembre 2022, quand la ville était sous le feu de l’armée russe. C’est toujours plus ou moins le cas, mais c’était vraiment important à ce moment-là, encore possible, surtout pour nous, d’aller à la rencontre de ces centaines de civils qui vivaient encore dans la ville, en sous sol, dans les caves de leur immeuble. On a fait vite parce que ça tapait tout autour. C’était des boums quasiment en continu. On s’est concentré sur notre mission et on est reparti sans trop traîner. C’est un peu effectivement la règle à respecter quand c’est comme ça.

L’accès à l’information en zone de guerre

Christelle Rebière : L’accès à l’information en zone de guerre suscite beaucoup de questionnements chez les auditeurs…

Emmanuelle Daviet : Thibault Lefevre, quelle est la fiabilité de vos sources d’information sur le terrain ? Depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas de nombreux auditeurs s’étonnent de l’emploi de la formule « « Selon le Hamas ». Je vous lis un message parmi tous ceux que nous avons reçu à ce sujet : « Pourquoi donnez-vous le nombre de morts dans la bande de Gaza suivi de la mention – selon le Hamas … Peut-on diffuser des informations fiables et vérifiées venant d’une telle organisation ? Merci de m’expliquer pourquoi. »

Thibault Lefevre : Écoutez pour répondre, je pense qu’il est important déjà de donner une idée aux auditeurs à l’antenne de l’ampleur du désastre qui se déroule sous nos yeux. Les bilans humains chiffrés, ce sont des outils froids, mais ce sont des outils d’évaluation majeurs. Alors on évoque ces bilans et systématiquement, vous l’avez dit, on mentionne la source. C’est donc pour cette raison que vous entendez régulièrement les chiffres, en tout cas qui viennent de la bande de Gaza, suivis de la mention « selon le ministère de la Santé de Gaza, lié au Hamas ». Alors, il faut que vous sachiez, pour entrer dans le détail, qu’une fois ces chiffres publiés à Gaza, ils sont vérifiés par l’Autorité palestinienne qui est, elle, dirigée par un parti laïc par le Fatah et qui est reconnu par la communauté internationale. Et en fait, c’est l’Autorité palestinienne qui est chargée d’indemniser les familles des victimes. Et ce que nous remarquons depuis un peu plus de six mois de conflit, c’est que les chiffres du Hamas et de l’Autorité palestinienne sont sensiblement les mêmes. Il y a un troisième acteur, je passe rapidement, ce sont les Nations Unies qui ont aussi leur propre méthodologie, avec notamment leur agence OCHA. Et là aussi, les évaluations sont sensiblement les mêmes. Donc, pour que les auditeurs comprennent bien, les bilans que vous entendez, qui sont régulièrement mis à jour sont crédibles. Cette guerre est en cours, elle n’est pas terminée. Ces chiffres doivent être solidifiés, ils vont l’être au fur et à mesure et il se peut même que le bilan soit bien plus lourd que ce que l’on mentionne à l’antenne, parce que pour avoir parlé à de nombreux experts militaires, des corps gisent encore sous les décombres à Gaza, et alors que le territoire est détruit à plus de 50 %

Emmanuelle Daviet : Agathe Mahuet : Y a-t-il des sujets difficiles ou impossible à traiter ? Vous demande une auditrice

Agathe Mahuet : En Ukraine, je dirais qu’il y a des sujets plus ou moins tabous, par exemple, depuis qu’il est question d’élargir la mobilisation dans le pays, d’inclure des hommes plus jeunes, dès 25 ans, on a souvent eu à aborder cette question là lors de reportages avec de jeunes hommes que l’on croise en ville, par exemple, qui travaillent à l’arrière plutôt que d’être combattants au front. Et certains nous ont dit « Non, non, je ne veux pas parler de ça, je ne préfère pas ». Parce que oui, il peut y avoir une forme de culpabilité. Donc ça n’a pas été toujours simple de collecter des témoignages sur cet aspect là, mais je ne vois pas de sujets impossibles à traiter pour autant. Et de façon générale, au contraire, les Ukrainiens nous parlent plutôt très facilement.

Emmmanuelle Daviet : Et y a-t-il un contrôle de votre travail de la part de l’état ukrainien, de l’armée, sur ce que vous faites, sur ce que vous diffusez ? Est-ce que vous travaillez librement ?

Agathe Mahuet : Non, pas de contrôle, oui, on travaille vraiment librement sans problème. La seule chose qu’il faut obtenir en Ukraine quand on vient travailler comme journaliste, c’est un laissez-passer pour les checkpoints militaires, une carte de presse en fait. Rien de compliqué d’ailleurs pour l’obtenir. Et ensuite, non, il n’y a pas de contrôle de la part de l’Etat ou de l’armée sur notre travail et on a toujours diffusé complètement, librement tout ce que l’on voulait.

Emmanuelle Daviet : Sylvain Tronchet, c’est un peu la même question. Un auditeur souhaiterait savoir si vous êtes empêché de faire certains reportages par les autorités russes ?

Sylvain Tronchet : Alors sur le papier, non. C’est à dire que j’ai une accréditation du ministère des Affaires étrangères russe qui m’autorise à faire du reportage sur l’ensemble du territoire russe. Et pour Moscou, par exemple, les régions annexées d’Ukraine, c’est la Russie. Donc c’est pour ça que j’ai pu m’y rendre librement, y travailler sans être accompagné. Sur le fond, je raconte ce que je veux, au sens où je n’ai jamais eu de retours, de demande de censure, ou de pression directe. Ceci dit, une fois que j’ai dit ça, il faut bien considérer qu’on est en Russie, contrairement à l’Ukraine, la parole n’y est pas toujours libre, loin de là. On a beaucoup de mal à trouver des gens qui sont prêts à parler librement de politique, de la guerre surtout évidemment s’ils sont opposés au pouvoir. On en trouve, mais c’est c’est compliqué. Et puis il y a ce qui n’est pas écrit sur le papier, c’est à dire qu’en clair, il y a des sujets qui sont impossibles ou quasi impossibles à traiter. C’est en gros tout ce qui concerne l’armée. Le complexe militaro industriel, approcher, les familles de soldats tués, c’est extrêmement compliqué, extrêmement risqué. Par exemple, on a entendu sur l’antenne de Radio France des femmes de mobilisés qui manifestaient sur la place Rouge. J’ai fait ce reportage. Et puis, la semaine d’après, lorsqu’elles ont de nouveau manifesté, plusieurs journalistes ont été arrêtées, dont des journalistes étrangers. Ils ont été relâchés. Mais c’est un signal, c’est clair. Tout comme a été un signal encore plus brutal l’emprisonnement d’un de nos confrères américains qui est actuellement en prison, accusé d’espionnage, Evan Gershkovich. Et puis bon, on a tous, il faut bien le dire, plus ou moins fait l’objet de surveillance plus ou moins discrète, qui visait parfois d’ailleurs à nous empêcher de travailler sur certains reportages. Nos visas en plus sont renouvelés tous les trois mois dorénavant, ce qui est aussi une forme de pression supplémentaire.

Emmanuelle Daviet : Pourquoi dans le contexte de verrouillage de l’information en Russie , on vous laisse malgré tout continuer à travailler dans ce pays ?

Sylvain Tronchet : Alors ça, c’est une grande question, on me la pose souvent. Elle est très légitime effectivement. Pourquoi dans ce contexte de censure et de répression en Russie, où il n’y a plus un seul journaliste indépendant, pourquoi le pouvoir autorise malgré tout la présence de quelques correspondants étrangers ? Je n’ai pas de réponse fiable à 100 %, mais d’abord, il faut savoir qu’il y a toujours eu des correspondants dans ce pays, même sous Staline. Ensuite, dans mon cas par exemple, je parle à des auditeurs francophones en France et donc on peut estimer que de ce point de vue, je représente un enjeu faible pour le pouvoir russe, qui peut en plus continuer à affirmer, comme il le fait que la presse est libre en Russie, puisque nous sommes là précisément, il ne s’en prive pas. Et puis il y a toujours des correspondants russes en France. Donc la Russie sait que si elle veut qu’ils puissent rester, il faut que ce soit réciproque. Enfin, il est malgré tout aussi de l’intérêt de la Russie d’avoir des correspondants étrangers sur son sol, ne serait-ce que parce que nous sommes aussi des relais pour le discours du pouvoir, en ce sens que nous racontons ce qui se passe ici de façon probablement plus fiable que si on le faisait à distance, ça évite parfois les biais d’interprétation. Et puis les médias russes sont très forts pour reprendre quand ça les arrange nos reportages. Par exemple, quand je suis allé à Marioupol, j’ai raconté que la ville était devenue un immense chantier, très impressionnant, ce qui m’a valu quelques articles de reprises dans la presse russe où on disait « Le journaliste français a trouvé que le chantier était très impressionnant », tout en oubliant que dans le même temps, je parlais des destructions, de la propagande des cimetières ou du désarroi d’une grande partie de la population.

Emmanuelle Daviet : Thibault Lefèvre maintenant, c’est la dernière question, une question assez cruciale pour les auditeurs : comment vous assurez-vous de présenter les faits de manière équilibrée dans cette guerre entre Israël et le Hamas ?

Thibault Lefèvre : Bah je serais assez cash, assez radical. C’est à dire que pour moi il est impossible d’être équilibré sur chacun des reportages ou sur chacune des analyses que nous proposons à l’antenne. Il vaut mieux, en tout cas, c’est ce que je fais, je fais des choix clairs, j’essaie de traiter en profondeur un angle, que ce soit par exemple les conséquences de la guerre à Gaza ou de l’autre côté du côté israélien, sur les traumatismes de cette société après le massacre du 7 octobre. En fait, l’idée, c’est de ne pas se sentir contraint de donner la parole systématiquement aux deux camps dans chaque élément proposé. En fait, l’équilibre doit se faire sur globalement, sur le traitement global de l’événement, sur le long terme, pour faire en sorte que ce soit la somme des reportages ou des analyses qui permette aux auditeurs d’avoir un regard équilibré, un regard honnête sur la situation. Donc je vous dirais qu’il est très difficile d’être objectif, que nous aussi nous sommes des médiateurs entre le terrain, les terrains qu’on couvre et les auditeurs que nous avons une sensibilité, qu’on a des goûts, qu’on a un prisme lié tout simplement à ce que nous sommes. En revanche, il est essentiel d’être honnête et surtout d’éviter de se laisser submerger par l’air du temps ou par l’émotion du moment.