Matthieu Mondoloni , rédacteur en chef d’Interception et Jacques Monin, directeur de l’Investigation de Radio France et producteur de l’émission Secrets d’info sont les invités d’Emmanuelle Daviet.

Emmanuelle Daviet : Les émissions d’investigation et de reportages de France Inter : les auditeurs s’interrogent sur les coulisses d’Interception et de Secrets d’infos.
Interception, c’est le magazine de grands reportages des journalistes de France Inter. 50 minutes d’enquêtes et de témoignages en France ou à l’étranger. Interception rassemble près de 2 millions d’auditeurs chaque dimanche à 9h10. Matthieu Mondoloni, vous êtes le rédacteur en chef.
Et nous accueillons également dans ce studio Jacques Monin, directeur de l’investigation de Radio France et producteur de l’émission Secrets d’info qui, à travers ses enquêtes, révèle de grandes affaires financières, politiques et sanitaires, notamment avec le Consortium international des journalistes d’investigation.

Le choix des sujets

On commence tout de suite avec Secrets d’Info extrait de l’enquête de Frédéric Métezeau, Story Killer au cœur de la désinformation.

Emmanuelle Daviet : Jacques Monin, régulièrement, des auditeurs nous écrivent pour signaler des situations préoccupantes dans des entreprises ou des établissements, dans l’espoir qu’une enquête soit menée par les journalistes et que le grand public soit alerté. Ces messages sont examinés par la cellule investigation de Radio France, qui décide de la pertinence ou non d’une enquête. Désormais, et c’est nouveau, il est possible de lancer une alerte ou de proposer une enquête grâce à un site mis en place par la cellule d’investigation de Radio France. Les auditeurs et les citoyens peuvent, de manière sécurisée, transmettre des informations et des documents qui sont analysés par les journalistes pour décider s’ils doivent mener l’enquête. Jacques Monin, pour quelle raison avez vous lancé ce site ?

Jacques Monin : Il nous semblait qu’il manquait un lien en fait entre nos auditeurs et nous-mêmes. Vous le dites vous-même, il y a des gens qui ont des alertes à lancer, alors c’est le grand terme maintenant : des lanceurs d’alerte. Mais ça veut bien dire ce que ça veut dire. C’est à dire ? Il y a des gens qui observent des choses où qu’ils soient ou dans les entreprises où ils travaillent, qui les choquent et dont ils pensent que le public devrait être informé. Mais c’est difficile aussi de lancer une alerte parce qu’on sait très bien que si on est identifié, on peut aussi subir des représailles, voire perdre son emploi. Donc, on se disait que pour ces personnes notamment, pas seulement, mais pour ces personnes, il était utile qu’ils puissent nous faire part des informations dont ils avaient connaissance sans se mettre en danger et que ça pouvait passer effectivement par ce site. Alors c’est un site, on appelle ça une plateforme que nous avons créé, qui est entièrement sécurisée, qui est cryptée, qui est anonyme. C’est à dire que les personnes peuvent nous contacter sans avoir à se dévoiler. Et dans un premier temps, on ne leur demande pas qui elles sont. Ce qu’on leur demande éventuellement, c’est de préciser les informations qu’elles ont à nous fournir pour pouvoir les évaluer. Et si l’information est intéressante, si la personne veut bien nous en dire un peu plus, si elle accepte de nous rencontrer, etc. Après, si on doit faire un premier bilan de cette plateforme qui a été lancée en début d’année, il y a des informations qui peuvent déboucher sur des enquêtes qui intéressent la cellule investigation de Radio France. Mais il y a aussi des informations qui parfois sont de bons sujets qui peuvent intéresser les rédactions de Radio France. Donc nous servons aussi maintenant de relais entre les lanceurs d’alertes et les directions des rédactions, dont celles de France Inter, mais pas seulement. Et en fonction de la nature des sujets que nous trouvons, nous pouvons alerter aussi nos confrères en disant, tiens ça, ça mérite peut être pas 40mn dans Secrets d’info, mais c’est un sujet intéressant. Peut-être que vous devriez aller voir et à ce moment là, on sert de transmetteur d’informations.

Emmanuelle Daviet : Matthieu Mondoloni, vous êtes le rédacteur en chef d’Interception. Des auditeurs, souhaitent savoir si eux aussi, ils peuvent éventuellement vous proposer des sujets de reportage, alors pas de manière cryptée.

Matthieu Mondoloni : Non pas de manière cryptée. Et ça n’a rien de comparable. Ce n’est évidemment pas à travers une plateforme, mais ça arrive effectivement qu’à travers la boîte mail d’Interception reçoivent des propositions. En tout cas des idées de sujets. Ce n’est pas forcément très abouti. Mais je peux vous donner un exemple. On avait fait une émission sur la bipolarité il n’y a pas très longtemps d’ailleurs….

Emmanuelle Daviet : Je tiens à dire qu’elle a été très appréciée par les auditeurs et on avait publié de nombreux messages sur le site de la médiatrice.

Matthieur Mondoloni : À cette occasion d’ailleurs, je crois que vous étiez en copie de ces mails. Il y a une auditrice qui nous avait écrit en parlant d’un autre problème qui est celui de l’anorexie, qui la concerne directement et en disant pourquoi pas un jour faire une émission là dessus ? « Moi je serais prête à témoigner. » Donc évidemment, il y a des idées qui arrivent comme ça. Je le répète, ce n’est pas du tout la même chose que ce que vient d’expliquer Jacques, parce que nous, on fait vraiment du reportage. Donc une fois qu’une idée arrive, il faut voir si elle peut tenir sur le format qui est le nôtre, avec des séquences de reportages, des choses qu’on peut faire vivre et entendre et écouter.

Emmanuelle Daviet : Jacques Monin, hormis ce type d’alerte sur votre plateforme, comment choisissez-vous les sujets que vous allez traiter dans votre émission ?

Jacques Monin : Il y a différents types de sujets. Il y a différents types de sources. La première des sources, c’est ce qu’on disait, c’est à dire l’alerte. Quelqu’un, un informateur, va nous révéler quelque chose et ça va être le point de départ d’une enquête. Mais il y a d’autres façons de trouver des sujets d’enquête. Il y a notamment une source d’inspiration qui est extrêmement importante, qui s’appelle l’actualité. Et alors paradoxalement, on ne couvre pas nous l’actualité, mais l’actualité, souvent, laisse derrière elle des questions qui sont restées sans réponse. Combien de fois vous avez vu un reportage sur un sujet x ou y et une fois que le reportage est fini, le lendemain, le surlendemain, trois jours après, on n’en parle plus ? Mais en attendant, vous êtes toujours frustré de ne pas avoir compris véritablement tout ce qui se passait. Donc là, nous, on va s’approprier le sujet, c’est à dire au moment où les rédactions ne travaillent plus dessus. C’est là que ça nous intéresse pour creuser, aller sonder ce qu’on avait fait sur Buitoni, par exemple, Buitoni. Il y a une éruption terrible avec la mort de deux enfants, avec des intoxications avec de vraies questions autour de ce qui se passe à l’intérieur de l’usine. Il y a un moment où on se dit : « les auditeurs méritent que nous, on aille voir pour leur apporter un certain nombre de réponses aux questions qu’ils ont pu se poser ».

Emmanuelle Daviet : Matthieu Mondoloni au sein de l’équipe d’Interception, comment choisissez-vous les sujets de reportage ?

Matthieu Mondoloni : On en discute entre nous d’abord. Ce sont des idées qui peuvent émaner de la rédaction directement des journalistes de la rédaction de France Inter, mais aussi des camarades de France Bleu, de Franceinfo, de France Culture qui peuvent avoir une idée. Ils viennent nous la soumettre, à moi, rédacteur en chef, mais aussi à Vanessa Descouraux et Antoine Giniaux, qui composent cette équipe de journalistes d’Interception. Et on va en discuter entre nous. Et puis on va en discuter aussi avec la directrice de l’information, Catherine Nayl, qui va venir valider le sujet à la fin. Et si tout ça fonctionne correctement, et en général ça fonctionne plutôt bien, ça va donner lieu à un sujet.

Interception

Emmanuelle Daviet : Vous avez cité Vanessa Descouraux que les auditeurs connaissent bien. Je vous propose d’écouter un extrait de son reportage réalisé avec Benjamin Thuau, « Le train, ligne de vie de l’Ukraine », diffusé le 19 février dernier.

Emmanuelle Daviet : Matthieu Mondoloni, quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez lors de la réalisation des reportages sur le terrain pour retrouver des témoins par exemple ?

Matthieu Mondoloni : Vous l’avez entendu avec cet exemple d’Interception dans ce reportage de Vanessa Descouraux, il faut qu’il y ait des séquences, de l’ambiance, c’est à dire qu’on donne à voir des choses. On fait de la radio, mais on fait du reportage radio. C’est vraiment le maître mot. Vous le disiez en préambule, c’est le magazine de reportages de la rédaction de France Inter. C’est la première chose. Il faut absolument qu’on puisse raconter une histoire qui se sonorise, ce qui se réalise après par l’équipe, par le réalisateur Jérôme Chelius, qui va travailler, lui, sur des musiques, sur des ambiances. Et on a impérativement besoin de ces ambiances et de ces choses qui se passent. C’est à dire qu’on va avoir des interviews dans l’Interception des gens qui vont témoigner. Mais on veut aussi avoir des choses qui se passent desquelles on a été spectateur.

Emmanuelle Daviet : « Réforme des retraites : parole de cette France qui dit non » diffusée le 12 février dernier avec un parti pris annoncé dès le titre « Tendre le micro aux opposants à la réforme des retraites. » Des auditeurs ont d’ailleurs le sentiment que l’on a essentiellement entendu la voix des opposants sur l’antenne depuis le mois de janvier. Catherine Nayl, la directrice de l’information de France Inter, a d’ailleurs répondu très clairement à cette critique, dans le dernier rendez vous de la médiatrice en mars, Matthieu Mondoloni. On a bien compris que pour ce numéro spécial d’Interception sur la réforme des retraites, il y avait un choix éditorial assumé. Mais plus généralement, comment assurez-vous une vision équilibrée et nuancée des sujets que vous traitez ?

Matthieu Mondoloni : Je vais faire une réponse un peu, un peu clichée, si j’ose dire, en faisant notre travail de journaliste, c’est à dire à chaque fois, nous, on s’assure déjà de choisir un angle. Je sais que c’est souvent quelque chose qui est plus difficile à comprendre pour les auditeurs parce qu’ils peuvent être surpris de l’angle qu’on choisit. Vous parliez à l’instant de « cette France qui dit non ». Là l’angle, c’était d’aller donner la parole aux manifestants. Donc forcément, nous n’allions pas entendre des gens qui allaient défendre cette réforme des retraites. Mais ce n’était pas le sujet. Si je vous donne un autre exemple, une émission de Valérie Gantier et Sandrine Malon sur le mariage des mineures aux États-Unis, le mariage des enfants aux États-Unis, essentiellement des jeunes filles. Dans cet Interception, on avait évidemment la parole des victimes qui pouvaient témoigner et raconter ça, ce qui est quand même complètement hallucinant. Mais on avait aussi le témoignage, alors ce n’est pas du tout pour rééquilibrer, mais c’est parce que c’est une parole qu’il faut entendre à un moment, d’un pédophile, de quelqu’un qui avait épousé une jeune fille de treize ans, de mémoire. Donc voilà, on fait notre travail de journaliste. Nous, on n’est pas juges de ce qu’on va diffuser. On va enquêter en terme de reportages, on va ramener une matière et cette matière là, on va la faire écouter aux auditeurs.

Emmanuelle Daviet : Interception, c’est un format de 50 minutes, c’est long. Comment parvenez-vous à maintenir l’attention du public pendant toute la durée du reportage ? Quels sont les inconvénients et les avantages d’un tel format ?

Matthieu Mondoloni : L’idée, c’est justement de rendre ça agréable à l’oreille. Alors une fois que j’ai dit ça, c’est compliqué. Mais c’est vraiment un travail du réalisateur Jérôme Chelius et de l’assistante réalisation Martine Meyssonnier qui, eux vont s’assurer que ces ambiances, mais aussi qu’une musique, une atmosphère, vienne emmener les auditeurs dans ces 50 minutes de reportage. Et là-dedans, il faut avoir une construction. Donc c’est le rôle des producteurs que nous sommes, c’est à dire d’avoir des relances d’intérêt au milieu du magazine qui vont permettre aux gens de se dire « Ah tiens, ce que j’entends maintenant, si j’ai été un peu perdu à un moment, ça relance mon intérêt. J’ai envie de tendre l’oreille à nouveau pour aller jusqu’au bout du reportage. »

Emmanuelle Daviet : Y a-t-il des sujets difficiles, voire impossible à traiter dans Interception ?

Matthieu Mondoloni : Pas de sujets impossibles à traiter parce qu’on ne s’interdit rien. Des sujets difficiles et parfois plus durs. Oui, la guerre en Ukraine, Vanessa Descouraux en est revenue. Evidemment que ce sont des choses qui marquent : le mariage des mineurs dont je vous parlais tout à l’heure, évidemment, c’est un sujet qui est très fort. Après, il y a des choses qu’on ne fait pas parce que ce n’est pas notre rôle. Par exemple, l’enquête, ça, on le laisse à Jacques Monin et à son équipe.

Secrets d’info

Emmanuelle Daviet : Alors, précisément, je me tourne vers Jacques Monin. Question d’une auditrice : « comment traitez-vous les pressions ou les menaces que vous pouvez recevoir de la part des personnes ou des organisations mises en cause dans vos enquêtes ? « 

Jacques Monin : Avec beaucoup de sang froid.

Emmanuelle Daviet : ça vous ressemble bien, Jacques

Jacques Monin : D’abord, ça fait partie du sujet. À partir du moment où on va contrarier des intérêts, on va mettre des gens en cause. Forcément, ces gens là, et ils en ont le droit, vont se défendre. Donc effectivement, les pressions, ça existe. Il y a plusieurs phases. En général, il y a une première phase, c’est ce qu’on appelle le contradictoire. Quand on termine une enquête, on va solliciter la personne ou les personnes qui vont être mises en cause en leur faisant part des éléments dont on dispose et qu’on a découvert et on leur propose d’y répondre. Dans cette phase-là, il arrive qu’il y ait une première salve de pressions, c’est à dire que soit les personnes vous menacent indirectement en disant « attention à ce que vous allez dire ». Quand je dis « menacent », c’est souvent des menaces de procès, ce ne sont pas des menaces physiques, bien qu’on se coltine parfois avec des sujets qui peuvent être parfois dangereux. Mais ça, c’est la première phase. La deuxième phase, c’est souvent à 7h15 le vendredi matin. Sur France Inter, il y a déjà un premier extrait de ce qu’on va diffuser dans Secrets d’info le lendemain. Et là, il y a ce qu’on peut appeler une fenêtre de tir. Entre cette diffusion là et le lendemain ou pendant 24h, on peut avoir des lettres d’avocat, ça arrive aussi. Et puis ensuite, ensuite, c’est parfois des procès. Ça arrive qu’on ait des procès, mais après tout, c’est la loi française qui permet aux gens aussi de nous poursuivre en diffamation. Jusqu’à maintenant, on n’a jamais perdu. Ça fait sept ans que je dirige la cellule investigation. On n’a jamais perdu un procès, ou plutôt on en a perdu un. Mais il est en appel et on espère bien gagner.

Emmanuelle Daviet : Jacques Monin, le journalisme d’investigation a-t-il évolué au cours des dernières années ?

Jacques Monin : Alors oui, considérablement, et notamment grâce à ce qu’on appelle aujourd’hui le journalisme collaboratif. Vous évoquiez au début de l’émission le Consortium international des journalistes d’investigation. Il y a également Forbidden Stories, qui travaille en consortium. On entendait au tout début aussi l’extrait de l’enquête de Frédéric Métezeau, mais qui a été menée en collaboration avec Forbidden Stories. L’idée, c’est tout simplement de se dire qu’il y a beaucoup de sujets qui maintenant sont des sujets planétaires et internationaux. La finance, ce n’est pas limité à un pays, c’est vraiment international. Les questions environnementales ne sont pas limitées à un pays, c’est international. La plupart des sujets maintenant le sont de toute façon. Et l’idée, c’est de se dire que si on travaille à plusieurs dans différents pays et tous ensemble, ça peut aller jusqu’à 300 journalistes qui travaillent ensemble avec le Consortium international des journalistes d’investigation. On est plus forts et c’est ce qui a permis de révéler l’affaire Pegasus, de révéler les Hubert Falco, de révéler les Paradise Papers, les Pandora Papers et j’en passe. Story Killer fait partie aussi de ce journalisme-là.

Emmanuelle Daviet : Quel a été l’impact majeur de l’une de vos enquêtes sur la vie publique en France ?

Jacques Monin : Alors là aussi, ça dépend de quoi on parle. Si on parle de l’impact majeur sur la vie publique, je crois que, sans conteste, c’est la révélation de l’affaire des assistants parlementaires du MoDem qui vaut aujourd’hui à François Bayrou d’être renvoyé en correctionnelle. A ce moment-là, il y a trois ministres qui démissionnent. Donc effectivement, ça a été quand même un séisme dans la vie publique. Après moi, ce n’est pas forcément ce type d’enquêtes là qui sont les plus, comment dire. Il n’y a pas de hiérarchie dans l’intérêt des enquêtes. Il y a des enquêtes comme celle de la chlordécone qu’on vient de donner, qui n’aura peut être pas de conséquences, mais qui permet quand même aux gens, à un moment donné, de comprendre quelque chose de ce qui se passe, du monde dans lequel ils vivent et d’entendre et de découvrir chez nous des choses que peut-être ils n’ont pas entendues ailleurs. Et rien que ça, c’est une, c’est une forme de satisfaction.