Emmanuelle Daviet : Vous êtes près d’un million et demi d’auditeurs à l’écouter entre 13 et 14 heures. Avec lui vous avez le programme tous les jours : de l’actualité, un invité, une chanson, une plongée dans la vie de nos concitoyens et quelques minutes d’histoire avec Jean Lebrun pour clore cette grande session d’information. Je reçois aujourd’hui Bruno Duvic, aux manettes du 13/14 de France Inter.
Nous allons évoquer ensemble la proximité, la citoyenneté. Nous allons voir comment ces notions se traduisent sur l’antenne dans le 13/14 avec les délocalisations.
Bruno Duvic, chaque jour à la mi-journée, votre sommaire se termine par une formule rituelle, je vous laisse la prononcer : « Le 13/14, Vous avez le programme, c’est parti ! »

Les délocalisations

Depuis le début de la saison (une saison particulière puisque c’est une année de campagne présidentielle) vous avez, à plusieurs reprises, présenté votre 13/14 depuis des villes différentes : Les Herbiers en Vendée, Limoges, Commercy dans la Meuse.

Quels sont les objectifs de ces 13/14 en région, ou en province puisque vous aimez bien employer ce mot ?

Bruno Duvic : Oui, moi, je préfère province. Je trouve ça moins hypocrite. Il y a quelque chose d’administratif et d’hypocrite, à dire région. Déjà, il y a une chose qui me frappe là dans les extraits que vous avez passé. Le ton n’est pas le même. C’est aussi pour ça qu’on se déplace. C’est pour avoir un ton qui sort du récit habituel de l’actualité. Et bien sûr, pour rencontrer directement les personnes qui nous écoutent, les personnes dont on parle, les personnes qui font l’actualité et leur donner la parole. On leur donne la parole tous les jours, via les rendez-vous avec les auditeurs, via les reportages de la rédaction. Mais aller chez les gens entre guillemets, aller sur le terrain et pour une émission d’une heure, ça aboutit toujours à une parole plus détaillée, plus profonde, plus sincère, je ne sais pas si c’est le bon mot, mais en tout cas, on obtient une parole et une tonalité différente.

Emmanuelle Daviet : Selon quels critères vous choisissez les villes ?

Bruno Duvic : Alors, avec Sara Ghibaudo, qui est la rédactrice en chef du 13/14, on pense d’abord à une thématique généralement, quand on voit à la rentrée que la question de la pénurie de main d’oeuvre risque de gripper la reprise économique et qu’on a envie de traiter ça, on se dit où est ce qu’on peut aller ? Eh bien, on se dit sans doute que dans les régions où le chômage est déjà très bas, la question de la pénurie de main d’oeuvre est encore plus problématique. Alors, on choisit Les Herbiers, qui est connue pour être une des zones en France où il y a le moins de chômage. Quand la question, des semi-conducteurs se pose, toujours en lien avec les pénuries, on se dit voilà, les semi-conducteurs, c’est de l’économie, c’est aussi de la souveraineté économique. Ça va traverser la campagne. Où est ce qu’on peut aller ? Il y a une très grande usine de semi-conducteurs : on va à Grenoble, à Crolles précisément. Donc d’abord la thématique et le lieu où ça s’incarne le mieux.

Emmanuelle Daviet : Et alors, à l’inverse, est-ce que des villes vous sollicitent pour que vous veniez ?

Bruno Duvic : Pour l’instant, pas encore. Ou en tout cas, Sara ne me l’a pas dit parce que c’est elle qui travaille beaucoup sur la préparation de ces délocalisations. Mais ça va sans doute venir.

Emmanuelle Daviet : Les auditeurs reprochent régulièrement aux antennes nationales d’être trop parisianistes. Est-ce une manière de tordre le cou à cette critique ?

Bruno Duvic : Je crois que c’est une critique qui a été reçue et entendue maintenant depuis un bon moment sur France Inter.

Emmanuelle Daviet : Largement relayée par les courriers des auditeurs, peut-être qu’effectivement maintenant, on en reçoit moins, mais c’est une critique qui a été quand même récurrente.

Bruno Duvic : Ecoutez, ça fait une vingtaine d’années déjà que je suis à France Inter. Moi, j’ai le sentiment qu’on va encore plus sur le terrain qu’avant. Encore une fois, avec les reportages de la rédaction, les émissions qui se déplacent, au sein de la rédaction on est celle qui se déplace le plus, mais il y a beaucoup d’autres déplacements. Donc, il faut toujours être attentif à cela. Je pense que c’est un ton, ce n’est pas seulement un lieu où on va en reportage, en émission. C’est aussi un ton. Et le fait effectivement d’aller dans des délocalisations comme ça, ça change un peu le ton. Et peut être que ça casse, oui, le côté un peu parisianiste.

Emmanuelle Daviet : Au-delà de changer le ton, ces échanges sur le terrain au cours desquels les citoyens partagent leurs préoccupations avec vous, qu’est-ce que cela vous apporte en tant que présentateur habituellement en studio à Paris ?

Bruno Duvic : On capte des choses qu’on ne capte pas en studio. Par exemple, quand on va aux Herbiers, qui est une des zones où il y a le moins de chômage en France, on comprend en discutant avant, après, pendant l’émission, que la part d’informel, les discussions informelles entre les entrepreneurs, Pôle emploi, les élus locaux, que cette part là joue un rôle clé dans le fait qu’il y a très peu de chômage dans cette région. Quand on va par exemple aussi à Crolles parler des semi-conducteurs, on comprend qu’il y a toute une histoire, là aussi en discutant de manière informelle avec les gens, qu’il y a toute une histoire qui part de la montagne, de la papeterie jusqu’à l’électronique. On capte des choses qu’on ne capte pas en studio. A Commercy, par exemple, l’émission sur les Gilets jaunes, je sais qu’on va en parler. Moi, j’ai réalisé à quel point l’écart entre ce qui peut être annoncé en matière de pouvoir d’achat et ce qui est perçu à tort ou à raison : l’écart est énorme.

Les Gilets Jaunes

Emmanuelle Daviet : Le 17 novembre 2018, les premiers « Gilets jaunes » se rassemblaient sur les ronds-points pour protester contre la hausse attendue des prix des carburants, consécutifs à l’instauration d’une taxe carbone, finalement abandonnée. Le mouvement a rassemblé des dizaines de milliers de personnes lors de rassemblements dont certains ont connu de très graves débordements. « Trois ans après, que reste-t-il des Gilets jaunes ? ». C’était la thématique du 13/14 à Commercy, la semaine dernière. La parole a été donnée à des Gilets jaunes et cela a suscité une très vive incompréhension de la part des auditeurs.
Je vous lis quelques messages :
« Aujourd’hui vous osez fêter les 3 ans des Gilets jaunes…
Je trouve cela honteux de votre part,
Ils ont cassé Paris, ils ont rendu la vie impossible à des millions de Français et vous osez les glorifier et en faire la Une de vos journaux. Je suis scandalisée »

« France Inter a visiblement très envie de voir repartir les Gilets jaunes et ouvre avec complaisance son antenne à des propos irresponsables et ineptes. »


« Pourquoi voulez vous relancer les Gilets jaunes ? Vous êtes une radio publique, vous devriez être neutre mais ce n’est pas le cas. »

« Je ne comprends pas une telle célébration… On se souvient des difficultés que ce mouvement a engendré dans toute la France et de l’image négative qu’il a donné de notre pays sur la scène internationale. Cette célébration semble vouloir créer un événement. Est-ce le rôle, la mission du journalisme ? »

Bruno Duvic, donner la parole à des Gilets jaunes, c’est un choix éditorial. Est-ce qu’il s’est imposé facilement au sein de la rédaction ou est-ce que cela a fait l’objet de discussions?

Bruno Duvic : Il s’est imposé assez facilement au sein de la rédaction. Il n’y a pas eu de discussion particulière. Je voudrais reprendre les mots que vous avez utilisé : On n’a pas fêté, on n’a pas glorifié, on n’a pas fait preuve de complaisance, on n’a pas cherché à relancer les Gilets jaunes. Simplement, il y a eu ce mouvement qui a eu une part importante dans le quinquennat, avec des problématiques qui étaient présentes au départ du mouvement, qui le sont à nouveau : hausse du prix de l’essence, pouvoir d’achat. Il y avait une date qui était donc celle des trois ans des Gilets jaunes. Ça nous semblait avoir du sens de retourner les voir, de voir comment ça se passait, ce qu’ils disaient. C’est presque le contraire : on nous a reproché longtemps à nous, médias au sens large, de les avoir raté, de ne pas leur donner la parole. Et c’est vrai qu’on n’entend pas très souvent dans les médias une dame comme Emmanuelle que vous avez entendu, on lui a donné un peu longuement la parole, préparatrice de commandes en supermarché. On n’entend pas souvent, il y avait une dame qui s’appelait Karine, qui est femme de ménage. On ne les entend pas souvent se raconter. Je ne vois pas pourquoi on leur donnerait pas la parole. Et l’idée, vraiment, n’était pas de relancer le mouvement, c’était de se dire : voilà, trois ans après, on en est où ? On reproche souvent là aussi aux médias de ne pas avoir de suivi dans leur traitement de l’actualité. Là, on a fait une forme de suivi.

Emmanuelle Daviet : Mais est ce que vous comprenez les réactions très vives des auditeurs ? Est-ce que c’est symptomatique de l’époque où l’on observe quand même une très grande difficulté à écouter les points de vue avec lesquels on n’est pas d’accord ?

Bruno Duvic : Je les comprends. Ce que je comprends en fait, c’est de se dire qu’il y a eu des mouvements, des actes de violence, des manifestations violentes qui ont émaillé ce mouvement, des Gilets jaunes et qui l’ont accompagné lors des notamment les samedis au cœur de l’hiver. La question de la violence je leur ai posé. Je ne crois pas avoir fait preuve de complaisance. Je comprends qu’on puisse être choqué et ne retenir de ce mouvement que la violence. Mais je comprendrais qu’on soit choqué si je n’avais pas posé cette question, mais je l’ai posée, je l’ai reposée, je les ai interrogé là dessus.

Emmanuelle Daviet : et sur le fait de cette difficulté à écouter cette différence ?

Bruno Duvic : Oui, bien sûr, qui vaut d’ailleurs aussi pour les Gilets jaunes. C’est à dire que, à l’inverse, quand je leur ai fait valoir des arguments du style, « mais il y a quand même eu des mesures prises pour le pouvoir d’achat. Qu’en dites-vous ? » Et que eux répondent « non, rien du tout ». Après, hors micro, ils peuvent vous dire mais « vous êtes complaisants avec le gouvernement » à l’inverse, etc. Donc oui, c’est un peu une caractéristique de notre pays qui se voit à travers les réseaux sociaux qui ne sont pas un miroir du pays. Mais oui, on a du mal à envisager le point de vue de l’autre. C’est vrai, et c’est notre métier à nous.

Emmanuelle Daviet : Justement, en tant que journaliste, quel regard vous portez sur ce phénomène ?

Bruno Duvic : Je ne suis ni pour ni contre, déjà, en tant que journaliste, j’ai évidemment un avis que je garde pour moi en tant que citoyen. Mais en tant que journaliste, je ne suis ni pour ni contre. Mais ça m’intéresse de voir qu’il y a un mouvement qui a duré quand même tout un hiver. Qu’il se trouve que le même jour, France Inter a commandé un sondage, non pas pour relancer le mouvement, mais parce qu’il y avait une date symbolique et, comment dire, un contexte d’actualité intéressant dans la précampagne électorale, 40 % des gens interrogés par Ipsos pour France Inter se disent proches du mouvement des Gilets jaunes. C’est intéressant d’aller les voir .

Emmanuelle Daviet : En cette année de campagne présidentielle. Quels sont pour vous les écueils à éviter lorsqu’on présente une grande tranche d’information ?

Bruno Duvic : Tous les jours, quand vous êtes en direct pendant une heure, vous êtes quasiment sans filet, donc un mot malheureux peut vous échapper. Vous pouvez vous tromper sur un angle. La première chose, c’est ça et donc essayer d’être le plus rigoureux possible. Et vraiment, on essaye d’être le plus pluraliste possible. Mais on n’est pas infaillible. Mais voilà, l’alpha et l’oméga, il est là.

Négawatt

Emmanuelle Daviet : Le 15 novembre dernier, Yannick Jadot était l’invité du grand entretien de Léa Salamé et Nicolas Demorand. Au cours de l’interview, il a déclaré « Le nucléaire que propose Emmanuel Macron est au moins deux fois plus cher que les énergies renouvelables. » Dans le 13/14, vous avez souhaité Bruno Duvic revenir sur le sujet. La question a été posée à Yves Marignac, membre de l’association négaWatt. Cette interview a suscité beaucoup de réactions d’auditeurs extrêmement sensibles au sujet du nucléaire et des énergies renouvelables. Ils ont regretté que la contradiction n’ait pas été apportée à Yannick Jadot par un interlocuteur d’un point de vue opposé.
Alors voici quelques messages. :

Bruno Duvic : Je vous dis tout de suite qu’ils ont raison…

Emmanuelle Daviet : Alors pour ceux qui ne nous ont pas écrit, nous livrons la teneur de ces messages :
« NégaWatt s’affiche explicitement contre le nucléaire et pour un 100% renouvelables. On ne peut donc pas considérer que les experts de négaWatt puissent apporter une réponse objective à la question posée sur la compétitivité respective de deux sources d’énergie. Je m’étonne de l’absence de contradiction. Le rôle d’une radio de service public, n’est-elle pas d’apporter une information objective ou alternativement des éléments contradictoires pour que chacun de vos auditeurs puissent se forger une opinion ? »  

Autre message : « Pourquoi ne pas avoir demandé à un pro nucléaire d’apporter un autre regard, par exemple scientifique ? »  

Bruno Duvic, vous avez amorcé votre réponse, mais quand même. Que répondez-vous à vos auditeurs?

Bruno Duvic : Globalement, c’était une erreur. Après l’échange entre Yannick Jadot et Léa Salamé de donner à nouveau la parole à quelqu’un qui est plutôt pro énergies renouvelables et même pro-énergies renouvelables pour en quelque sorte jouer les arbitres. Voilà, ce n’est pas Yves Marignac qui est en cause, lui est informé, compétent. Mais effectivement, il est d’un côté. On s’est heurté ce jour-là à deux choses : l’expert neutre n’existe pas, l’expert est toujours plutôt d’un côté. Alors après, il est plus ou moins honnête, plus ou moins informé. Et Yves Marignac est quelqu’un d’honnête et informé, petit 1 et petit 2 : Pourquoi c’est lui qui a été choisi à l’antenne ? C’est aussi une mécanique de fabrication, c’est à dire qu’en conférence de rédaction, on se dit, il faut quelqu’un pour arbitrer et on se dit cherchons un expert le plus neutre possible, et puis les heures passent entre la fin de la conférence de rédaction, autour de 10 heures moins le quart et le 13h. Et puis on a du mal à trouver et donc on fait le choix, d’Yves Marignac qui, encore une fois, lui, est compétent, mais effectivement, d’un côté, quand on nous accuse d’être allé d’un côté sur ce coup-là, c’est vrai. Ce n’est pas volontaire, ce n’est pas une manipulation pour aller dans le sens des énergies renouvelables. Quelques temps avant, on avait reçu le député Agir, proche de la majorité, Thomas Gassilloud, qui avait défendu le plan de relance du nucléaire. Donc, ce qui est regrettable quand on fait des erreurs, ça arrive. Mais très sincèrement, il n’y a jamais de manipulation volontaire.

Emmanuelle Daviet : Et puis j’indique également que l’équilibre entre les différents courants de pensées politiques, économiques, anime évidemment la rédaction, et que la recherche du pluralisme c’est le principe qui dicte l’invitation à une personnalité. Sur l’antenne, cet équilibre se tisse au fil des invitations et on ne peut pas en juger à l’aune d’une seule interview entendue à un instant T. en l’occurrence le représentant de négaWatt invité dans le 13/14 le 15 novembre dernier.  Et puis j’ajoute que le respect de la pluralité des points de vue est une priorité qui guide la direction de France Inter pour vous informer et favoriser le décryptage des grands enjeux qui traversent notre société.  Au sujet du nucléaire, entre la Cop 26, le rapport RTE et l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron, qui a confirmé la future commande de nouveaux réacteurs, il y a eu de nombreuses invitations et bien sûr des reportages dans les journaux.
Au total, entre la mi-octobre et aujourd’hui, la parole a été autant donnée aux « pro » nucléaires qu’aux « anti », même si cette classification peut s’avérer hasardeuse quand les débats tournent, surtout, autour de la question du bon mix énergétique. Et pour les auditeurs que cela intéresse et nous savons encore une fois que vous être très sensibles à la question de l’énergie, les différents interlocuteurs invités sur ce sujet depuis un mois et demi sont à retrouver sur le site de la médiation où vous pouvez réécouter leurs interventions et notamment dans le 13/14.