Frédéric Barreyre, directeur de la rédaction de France Culture, répond aux questions d’Emmanuelle Daviet. Au programme : le traitement de l’actualité iranienne dans les Journaux.
Le reportage sur les obsèques du général Suleimani
On commence avec le message d’un auditeur sur l’opportunité de diffuser une interview dans un contexte donné.
« Lors des obsèques du général Suleimani on entend dans le reportage de votre correspondant en Iran une femme accompagnée de ses enfants déclaré : « Je suis venue avec eux, car ils sont la génération qui détruira Israël. J’ai été très choqué par ce message et par le fait qu’il ait été diffusé. Je ne suis pas juif, pas antisémite, mais extrêmement critique par rapport à la politique menée par Israël dans les territoires occupés. Je suis tout autant critique par rapport à la politique de Donald Trump vis à vis de l’Iran, et par rapport à la politique iranienne qui cherche à renforcer son influence en Irak et à maintenir celle qu’il a au Liban à travers le Hezbollah. Pourquoi diffuser le message extrêmement violent d’une femme, d’une mère, sans chercher à savoir si son opinion radicale est partagée par une partie de la population ? Pourquoi diffuser un message qui met en jeu Israël qui n’est pas directement impliqué dans l’événement couvert ? » Que répondre à ce message d’auditeur ?
Frédéric Barreyre : Il est vrai que cette parole peut être choquante. Toutefois, la parole de cette femme iranienne n’a pas été diffusée seule, au milieu de la page Moyen-orient du Journal. C’est un élément inclus dans le reportage de notre envoyé spécial au Moyen-Orient, reportage qui rappelle le contexte, qui précise qui est cette femme avec ses enfants. C’est une parole qui est prise au vif dans un contexte bien particulier, où la colère, la haine, se montrent et s’entendent. Quand on couvre un reportage dans un contexte très sensible comme c’est le cas ici – en zone de guerre, lors d’une manifestation, avec autant de monde -, le journaliste raconte ce qu’il voit et ce qu’il entend, dans le but d’informer sur ce qu’il se passe à ce moment-là, ce jour-là, en Iran. Nous ne sommes pas là pour accentuer ou atténuer une réalité… Il n’empêche que, oui, cette zone du monde est violente, oui, il y a de la haine, et c’est un message contre Israël que l’on entend beaucoup et souvent. Alors oui c’est choquant. Mais rappelez-vous l’ancien Président iranien Mahmoud Ahmadinejad qui appelait à rayer Israël de la carte : on l’a entendu déclarer cela, c’est violent mais c’est ce qu’il a dit. Or c’est une réalité de ce qu’il se passe en ce moment. Il ne faut surtout pas la tordre, elle ou les faits. C’est en étant informé le mieux possible, le plus honnêtement possible, que l’on peut appréhender ces événements très violents.
Utilisation du mot « assassinat »
On poursuit avec deux messages sur la sémantique : « Votre journaliste a utilisé le mot « assassinat » à propos de la mort de Soleimani. Ce mot exprime un point de vue de votre journaliste sur un personnage peu recommandable. J’aurais préféré le terme plus exacte d’ « élimination ». Doit-on pleurer sur la mort de cet homme? Doit-on faire de l’angélisme? Je précise que je n’aime pas Trump… »
Second message : « Aux informations il est question d' »élimination » du général Soleimani, de » frappe chirurgicale », de « liquidation ». Pourquoi ce vocabulaire utilisé par des journalistes du service public ? Ces termes d’élimination, de liquidation, de frappe chirurgicale rendent acceptable pour les auditeurs – voire justifient – ce qui est de fait un assassinat perpétré en dehors de toute décision de justice. N’ajoutons pas à la confusion ambiante et utilisons la langue française avec le maximum d’objectivité.«
Quel est, selon vous Frédéric Barreyre, le terme le plus pertinent à utiliser ?
Frédéric Barreyre : C’est une question très importante, souvent évoquée en conférence de rédaction. Je pense qu’il faut utiliser le terme d' »assassinat ciblé ». C’est, certes, un terme très contestable, mais il y a un flou. Sur ce point, le droit international ne nous aide pas vraiment. En temps de paix, l’assassinat ciblé est condamné par le droit international ; en temps de guerre, c’est différent. Et là, dans ce cas, les États qui utilisent l’assassinat ciblé le justifient en disant qu’ils agissent dans le cadre de la guerre contre le terrorisme et qu’ils se défendent contre une menace imminente. On l’a vu avec le général Suleimani, les États-Unis ont expliqué que les Iraniens projetaient d’éliminer des Américains et de se prendre à 4 ambassades américaines. Beaucoup d’états font cela.
Un assassinant ciblé ?
Un assassinant ciblé, pour reprendre votre terme, relève des Services secrets et donc par définition a vocation à rester secret. Comment expliquez-vous un tel retentissement médiatique ?
Frédéric Barreyre : En général, ce genre d’opérations restent secrètes : Israël, par exemple, ne confirme ni ne dément lorsqu’elle agit de la sorte. Ce qui a changé, aujourd’hui, c’est que les États-Unis par exemple s’en vantent : Donald Trump tweete par exemple un drapeau américain sur Soleimani. Il ne s’en cache plus. Le fait de l’assumer avec autant de force et de présence sur les médias a pour effet que le grand public puisse s’emparer et dénoncer cette pratique. Rappelons, une fois encore, qu’au niveau du droit international il y a un flou.