Des auditeurs s’interrogent : comment couvrir le conflit au Moyen-Orient à distance, sans présence sur le terrain. Pour y répondre, Franck Mathevon directeur de la Rédaction internationale de Radio France, Thibault Lefèvre, correspondant à Jérusalem et Béatrice Dugué, adjointe au service reportage de France Inter, sont au micro d’Emmanuelle Daviet.

Jérôme Cadet: Nous allons parler ensemble de la couverture des conflits au Proche et au Moyen-Orient avec cette question qui revient inlassablement dans les courriers, Emmanuelle. Comment travaillent les journalistes sur ces terrains de guerre qui sont souvent inaccessibles?

Emmanuelle Daviet : Oui, question centrale puisque être journaliste, c’est d’abord et avant tout faire du reportage, aller sur le terrain et dire ce qui s’y passe. Alors comment raconter la guerre quand on ne peut pas y aller? Depuis le 7 octobre 2023, les journalistes n’ont plus accès à Gaza. L’Iran, de son côté, reste une zone verrouillée pour la presse étrangère. Il y a de grandes difficultés à obtenir des visas pour travailler en Iran. Dans ce contexte donc, comment faire vivre un journalisme de terrain sans terrain? Franck Mathevon, que signifie pour les journalistes couvrir un territoire inaccessible ?

Franck Mathevon : Vous savez, c’est un peu notre lot quotidien depuis plusieurs années, alors ça a toujours été le cas dans certains pays. Je pense à la Corée du Nord, l’Iran dont vous parliez, où il a toujours été difficile d’obtenir des visas, mais on doit de plus en plus s’habituer à couvrir des zones auxquelles on n’a pas accès. Il y a eu le Sahel par exemple. Ces dernières années, on n’avait pas accès du tout au Sahel. Et évidemment la bande de Gaza et évidemment aujourd’hui l’Iran. Pour le coup, on ne peut pas du tout accéder à l’Iran et obtenir des visas en Iran, à part une toute petite poignée de journalistes internationaux. Donc notre objectif, c’est de faire des témoignages à distance. On a heureusement de nombreux contacts dans ces régions là. On y est allé dans le passé et on sait qu’on peut avoir des sources fiables. Et grâce aux nouveaux moyens de communication, aujourd’hui, on peut avoir des témoignages dans ces différentes régions.

Emmanuelle Daviet : Et alors, comment gérez-vous l’équilibre entre la rigueur factuelle et la diversité des points de vue ? C’est une dimension qui est très souvent évoquée dans les messages que l’on reçoit.

Franck Mathevon : C’est difficile de vous répondre précisément là dessus parce que c’est l’essence même de notre métier au fond, dans le conflit, par exemple, entre Israël et le Hamas. C’est pour nous fondamental d’être à la fois aux côtés des Israéliens et aux côtés des Gazaouis. C’est la même chose évidemment dans le conflit entre Israël et les Etats-Unis d’un côté et l’Iran de l’autre. Il faut qu’on soit du côté des Israéliens et du côté des Iraniens. Alors, l’objectif, ce n’est pas l’équilibre absolu, ça n’aurait pas de sens. La parole de l’un face à la parole de l’autre. Mais l’objectif, c’est d’offrir aux auditeurs une vision la plus complète possible de la situation, d’une guerre, d’un conflit. On sait qu’il y a des deux côtés de la propagande. On est capable de la trier. Il est très important de citer nos sources. Et puis, vous savez, il y a un credo, je pense, dans ce métier. Enfin, moi j’ai une conviction vraiment chevillée au corps, c’est le terrain, le terrain, le terrain. Il faut qu’on soit présent sur place le plus possible.

Emmanuelle Daviet: Alors précisément, comment travaillez-vous avec vos correspondants sur place ? Et qui choisit les angles ?

Franck Mathevon : C’est le fruit d’un travail commun. Bien sûr, on a besoin des propositions, des idées de nos correspondants, de nos envoyés spéciaux qui sont encore une fois sur le terrain et qui travaillent en détail sur certains sujets. Mais on a aussi besoin d’avoir du recul, parfois, d’avoir une vision d’ensemble d’une situation, surtout quand on est confronté à des enjeux géopolitiques très complexes, comme c’est le cas au Moyen-Orient. Et là, les rédacteurs en chef à Paris sont précieux. On en fait partie. Je rends aussi hommage à notre travail. On peut proposer des angles peut être plus spécifiques qui nous permettent d’avoir une vision d’ensemble de la situation.

Jérôme Cadet : Et c’est vraiment un dialogue. C’est à dire que moi, le treize quatorze, j’appelle Thibault Lefèvre qu’on va entendre dans un instant qui est en ligne avec nous, ou qui m’appelle et on se dit mais de quoi est ce qu’on va parler tout à l’heure ? Qu’est ce qui est important ? Et c’est vraiment une discussion en direct. Et c’est là une chance incroyable pour nous, c’est d’avoir accès à nos « ESP », nos correspondants à l’étranger, qui peuvent nous dire depuis le terrain exactement ce qu’ils ressentent et ce qui leur paraît important de dire. Et ça, vraiment, c’est inestimable pour la couverture de ces conflits. Justement, le témoignage, Franck Mathevon en parlait. Vous en avez entendu aux auditeurs de France Inter il y a quelques jours, à l’occasion de la journée spéciale « Israéliens et Palestiniens face à la guerre » et Thibaud Lefèvre, vous aviez recueilli la parole de Youssef, habitant de l’enclave, alors qu’Israël interdit aux journalistes d’entrer dans Gaza.

Extrait : C’est incroyable! Jusqu’à quand ça va rester comme ça ? Jusqu’à quand ? Retour à la maison. Toujours muni de son téléphone portable, Youssef enregistre le son de la calèche tractée par un âne qui le ramène chez lui. Je vais aller où ? Chaque déplacement, je paye tout, chaque déplacement et je paye 1 500 €. On est des morts vivants, ils veulent nous tuer. ça y est ! Je n’en peux plus mon frère. Je suis vraiment très très fatigué, épuisé.

Emmanuelle Daviet: Thibault Lefèvre, première question d’une auditrice : « Comment, sur place, parvenez vous à entrer en contact avec des témoins ou des sources locales fiables à Gaza ?

Thibault Lefèvre : Franck l’a évoqué. Cela passe avant tout par un réseau d’hommes, de femmes, de journalistes sur place. Un réseau qu’on a construit depuis des années, réseau construit par les correspondants de Radio France, ici à Jérusalem. Alors je dois d’abord vous parler de Rushdi Sarraj. Rushdi Sarraj, c’était le fixeur de Radio France à Gaza jusqu’en octobre 2023 parce que Rushdi est mort dans un bombardement israélien et aujourd’hui c’est son épouse, elle s’appelle Shrouq qui a la responsabilité d’éduquer leur petite fille de trois ans mais qui a aussi repris le flambeau de Rushdi et continue à travailler quotidiennement en tant que journaliste et à nous informer. Donc c’est un premier type de réseau, les journalistes sur place, qu’on connaît depuis des années, bien avant, quand la bande de Gaza était encore accessible aux journalistes étrangers. Et puis, ça passe aussi par nos interlocuteurs sur place qui eux, ont le droit d’aller travailler à Gaza. Je pense aux organisations humanitaires, aux agences de l’ONU qui nous aident à comprendre la situation au jour le jour. Et puis ces échanges passent par toutes les messageries classiques. On utilise quotidiennement Signal, WhatsApp, etc. Et donc je discute avec Youssef, que vous avez entendu avec Nabil, avec Loach, je peux vous parler de Salma qui est elle aussi journaliste. Et je dirais une dizaine d’autres Palestiniens de Gaza, anglophones ou francophones. Et puis je dois aussi vous parler de Rami Almeghari qui travaille pour Radio France. Vous entendez régulièrement ses reportages sur les antennes. Rami est un journaliste. C’est un professionnel reconnu et il nous aide aussi à vous raconter le drame que subit Gaza depuis maintenant presque deux ans.

Emmanuelle Daviet : Alors il y a une question qui revient fréquemment, mais c’est vrai que lorsque l’on vous écoute, on comprend bien que vous accordez une très forte crédibilité à ces témoignages. Donc la question c’est comment vous vérifier l’authenticité de ce qui est dit à votre micro dans ces messages cryptés ?

Thibault Lefèvre : Comme je vous le disais, on s’appuie en effet sur ce réseau d’interlocuteurs de confiance, donc des gens avec qui on travaille depuis des années. Et puis Gaza, il faut imaginer, c’est un petit territoire, c’est grand comme la forêt de Saint Germain en Laye. Donc quand il se passe un événement majeur, on arrive souvent à recouper les informations avec plusieurs témoins. Alors je peux vous dire aussi ce que l’on ne fait pas. Ce qui peut être particulièrement éclairant pour nos auditeurs, c’est par exemple récupérer des témoignages sur les réseaux sociaux de témoins que l’on ne connaît pas parce que nous ne sommes pas sur place, on ne peut pas vérifier sur le terrain. Et donc on est, j’ai envie de vous dire, presque plus prudent que jamais. Alors, mieux vaut retenir dans le doute une information que se précipiter. Et puis prendre le risque de discréditer l’ensemble du travail que nous proposons depuis des mois. Et puis un mot aussi pour vous dire que je ne travaille pas seul, qu’on travaille en étroite collaboration avec la rédaction internationale à Paris et que des sujets sur Gaza sont produits de Paris et que l’expertise, notamment des anciens correspondants de la région est évidemment très précieuse.

Emmanuelle Daviet : Thibault Lefèvre. Ressentez vous une frustration professionnelle face à cette situation qui vous empêche d’aller à Gaza ?

Thibault Lefèvre : Oui, je crois qu’on s’y fera jamais. C’est tout simplement inadmissible qu’une démocratie comme Israël, qui défend dans ses principes la liberté de la presse, ne laisse pas les journalistes étrangers entrer à Gaza. C’est une guerre qu’Israël continue depuis maintenant presque deux ans à huis clos. L’État hébreu discrédite la parole des ONG, des agences, des Nations Unies qui, elles, je le disais, peuvent encore travailler à Gaza. Et je vous rappelle que l’armée israélienne a tué plus de 200 journalistes palestiniens qui, pour l’immense majorité d’entre eux, croyez moi, n’étaient ni proches du Hamas, ni du Jihad islamique. Et donc, dans un monde où vous le suivez quotidiennement sur nos antennes, mais ce concept de vérité factuelle est chahuté. Il est tout simplement inadmissible de maintenir des journalistes à l’écart d’un terrain de guerre. Et j’ai tout simplement l’impression qu’en cassant le thermomètre de l’info, Israël pense pouvoir mentir sur la température.

Jérôme Cadet : Il faut aussi préciser, Thibault, que quand on diffuse des témoignages à l’antenne, on dit d’où ils viennent. Est-ce qu’ils ont été recueillis à votre micro ? Ou est ce qu’ils ont été recueillis avec les journalistes avec lesquels on travaille à Gaza. Il y a cette transparence aussi.

Thibault Lefèvre : Oui, vous avez tout à fait raison. Transparence et j’ai envie de dire honnêteté. C’est à dire qu’on doit à nos auditeurs le fait de mentionner les sources, la provenance et presque la méthode, comme on le fait aujourd’hui pour qu’ils comprennent bien la manière dont on travaille.

Emmanuelle Daviet : Franck Mathevon, les journalistes dont on entend bien ne sont pas autorisés à se rendre à Gaza pour couvrir ce qui s’y passe, mais continuent à réaliser des reportages en Israël. Et des auditeurs y voient, je cite, une forme de complicité involontaire et demandent que l’information sur Israël soit traitée avec la même retenue que celle contrainte concernant Gaza. Comment recevez-vous ce type de remarques ?

Franck Mathevon : Pas forcément très bien, parce que c’est quand même une drôle de manière de concevoir l’information. Donc si je comprends bien, il faudrait qu’on fasse de la rétention d’information d’un côté pour avoir une couverture la plus équilibrée possible. Bah non, ça ne peut pas marcher comme ça. Non, nous l’objectif, c’est d’avoir encore une fois une vision complète de la situation. Tant mieux si on peut être du côté israélien. Évidemment, il faut continuer à l’être et il faut continuer à exposer cette parole là. Et il faut par ailleurs continuer à travailler sur Gaza, sur la bande de Gaza, pour pouvoir être présent dans cette zone et rapporter des témoignages.

Jérome Cadet : Autre terrain, autre pays auquel nous n’avons pas accès en ce moment, c’est l’Iran, l’Iran qui n’ont pas de visa aux journalistes. Pourtant, lundi matin, dans le zoom de la rédaction, des paroles de civils iraniens ont été diffusés, recueillis par Béatrice Dugué.

Extrait : Cette intervention partage la communauté iranienne, y compris les opposants. Un trait commun quand même. Ce que nous en dit celui ou celle que nous appellerons Naba, qui habite Téhéran et dont nous avons modifié la voix pour sa sécurité. C’est la sidération. Je me sens dans l’obscurité puisque je ne sais pas ce qui va se passer. Lorsque j’ai appris les offensives américaines, je me suis dis, non mais ça va chambouler la région. Je pensais à l’avenir flou de mon pays, de moi-même, de mon fils, rien n’est normal ici. Vraiment, c’est le cauchemar de la guerre qui s’est réalisée. C’est très obscène de pilonner un pays au XXIᵉ siècle.

Emmanuelle Daviet : Béatrice Dugué, Comment êtes-vous entré en contact avec des témoins ou des sources locales fiables à Téhéran et comment avez-vous procédé pour vérifier ou recouper ce témoignage sans pouvoir vous rendre sur place ?

Extrait : Alors je dirais comme Franck et comme Thibault, on a une base de contacts fiables qui est acquise à l’occasion de reportages que nos collègues ont fait sur place. Il y a les contacts aussi pour l’Iran avec la diaspora et on active toutes les sources, les pistes potentielles. Ça veut dire beaucoup de coups de téléphone, d’échanges via des messageries cryptées. Et puis en attendant, il faut de la patience. Par exemple, hier, j’ai activé une demande de reportage à 9 h le matin, c’est arrivé à 19 h, le soir 20h. Voilà, il faut, il faut être patient, il faut savoir attendre pour que les bouteilles à la mer reviennent sur le rivage, si je puis dire. Notamment parce que le réseau Internet aussi en Iran en ce moment, est très fluctuant. Il est mauvais, il faut dire ce qui est. Et puis, pour gagner la confiance des gens, il faut attendre aussi. Les premières questions qu’on pose sont très factuelles. C’est une bonne manière de pouvoir vérifier, corroborer avec des images qui peuvent compléter. Qu’est-ce qui se passe ? Est ce qu’il y a des bouchons, par exemple, les premiers jours des bombardements ? Est-ce que les magasins sont ouverts ? Tout ça, ça donne un faisceau qui donne un aspect de la vie quotidienne, ce qu’on cherchait à montrer, comment les Iraniens vivent tout ça. Et ça, c’est assez simple, je dirais, à corroborer les bouchons se voyaient à Téhéran. Voilà, même sur Google Maps, il y avait du rouge partout, il y avait des vidéos, on voyait des bouchons. ça corroborait les faits. Et puis ce qui est difficile, c’est que sur l’Iran, les sources on les a. Elles sont plus difficiles à citer pour leur propre sécurité.

Emmanuelle Daviet : Béatrice Dugué, Comment protégez-vous vos sources dans des environnements à haut risque, c’est à dire avec de la surveillance, de la répression ou des représailles ?

Béatrice Dugué : Alors on les protège en les anonymisant, en essayant de ne pas trop les situer, de situer les régions, situer forcément leurs catégories sociales. Ça aussi, il faut être très modeste. On sait à qui on s’adresse, à des catégories sociales qui parlent un peu notre langue ou les langues européennes qui sont citadines mais qui ne sont pas en campagne, par exemple en Iran. Donc ça, c’est un volet qu’on ne peut pas traiter. Et puis comment on les protège, ben, par messagerie cryptée, évidemment, par souci de sécurité, on anonymise je l’ai, on anonymise même le sexe par exemple. Il ne faut pas oublier que c’est dangereux l’Iran en ce moment, il y a plein de gens qui sont arrêtés, il y a des gens qui sont pendus. Voilà. Donc il faut ne pas les sur-solliciter non plus. Il faut être attentif à ça, à leurs conditions de vie et à la manière dont ils pourraient être repérés par le régime.

Emmanuelle Daviet : Béatrice Dugué, y’a t il un échange qui vous a particulièrement marqué dans ce contexte ?

Béatrice Dugué : Oui, c’est un échange, juste un témoignage qui est arrivé par WhatsApp, qui disait beaucoup à mon sens en quelques lignes. Il venait d’une ville qui était proche de la mer Caspienne par la capitale et il disait : « Il y a beaucoup de voyageurs venus de Téhéran. Les stations service sont calmes, il n’y a aucun problème. Nous allons bien, Dieu merci, les gens attendent juste qu’un changement se produise. Personne ne s’inquiète d’une quelconque destruction. C’est étonnant comme les gens attendent avec une forme d’impatience silencieuse. Impatience silencieuse. J’ai trouvé ça marquant et émouvant aussi sur le degré d’attente par rapport au régime, parce que c’était un message qui ne venait pas de Téhéran, qui venait d’un endroit peut être plus reculé et plus anonyme. Et j’ai trouvé ça marquant.