Il ressort clairement des nombreux messages reçus au sujet de la guerre entre le Hamas et Israël que l’explicitation des termes « génocide », « apartheid » et « nettoyage ethnique » est nécessaire pour une meilleure compréhension et une discussion informée sur ces sujets complexes. Ces termes, profondément ancrés dans l’histoire de différents pays ou nations, sont porteurs de significations clairement définies, et leur utilisation précise est essentielle pour éclairer les événements politiques passés et actuels. À la lecture des courriels des auditeurs, il apparaît qu’il existe une confusion dans la définition de ces notions cruciales. Or, il est difficile de développer un point de vue sur des évènements en cours lorsque les définitions des concepts auxquels on fait référence restent confuses.

Rappelons que l’apartheid est un système de discrimination raciale institutionnalisé en Afrique du Sud, qui a perduré de 1948 à 1994. Par conséquent, l’apartheid a principalement touché l’Afrique du Sud en tant que pays. Cependant, il est important de noter que la politique de l’apartheid en Afrique du Sud a eu des répercussions régionales et internationales, et a été condamnée par de nombreux pays et organisations à travers le monde.

Le génocide est un crime contre l’humanité qui a touché plusieurs populations à travers l’Histoire parmi lesquels les Arméniens de l’Empire ottoman, les juifs, les Tutsi du Rwanda ou encore les Bosniaques de Srebrenica. La question s’est également posée pour les populations du Cambodge des Khmers rouges, du Darfour ou des yezidis par exemple. La communauté internationale s’efforce de prévenir de tels événements et de poursuivre les responsables de ces crimes conformément au droit international.

Le nettoyage ethnique est également un crime contre l’humanité qui a touché différents pays à travers l’histoire: la Croatie, le Kosovo dans l’ex-Yougoslavie, en Birmanie ou encore récemment au Haut-Karabakh.

Afin de répondre à cette demande d’explication et d’éclaircissement, nous avons sollicité Iannis Roder, agrégé d’Histoire, reconnu pour son travail sur ces questions, spécialiste de l’histoire de la Shoah et des génocides. Il est également l’auteur du livre : « Sortir de l’ère victimaire : pour une nouvelle approche des crimes de la Shoah et des crimes de masse« . Il dirige le service formation du Mémorial de la Shoah. Son éclairage scientifique met en lumière la signification, le contexte historique et les implications de ces termes. L’objectif est d’offrir à nos auditeurs une source d’information fiable sur des sujets sensibles qui ont un impact significatif sur la société et le monde d’aujourd’hui. Cette démarche vise à favoriser une compréhension plus approfondie des enjeux liés à ces notions, à éclairer les débats et à encourager la réflexion critique sur ces questions cruciales.

Qu’est ce qu’un génocide ?

Iannis Roder : Le terme « génocide » a été forgé en 1944 par le juriste Raphaël Lemkin. Il se compose du préfixe grec genos, qui signifie « race » ou « tribu », et du suffixe latin -cide, qui renvoie à la notion de « tuer ». Lemkin a créé ce terme pour qualifier les politiques d’assassinat systématiques, bien sûr des nazis à l’encontre des juifs mais également en pensant au crime commis contre les Arméniens par l’Empire ottoman en 1915-1916. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 installe le crime de génocide dans le droit international.
Pour cette Convention, le crime de génocide est commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national ethnique racial ou religieux.
Pour que le crime de génocide soit donc constitué, il faut démontrer qu’il y a intention, c’est-à-dire la volonté objective, de détruire le groupe humain ciblé comme tel, les anglais disent « as such ». C’est-à-dire ciblé parce qu’appartenant à un groupe national, ethnique, racial ou religieux. C’est-à-dire en tant que ce qu’ils sont. Ce sont des individus, en tant que membre de ce groupe qui sont ciblés. Cette intention est associée à l’existence d’un plan ou d’une politique voulue et mise en œuvre par un État ou une organisation pour assassiner, détruire ou empêcher la survie du groupe par exemple par l’entravement des naissances ou par le transfert des enfants du groupe à un autre groupe afin que celui-ci s’éteigne.

Emmanuelle Daviet : L’Afrique du Sud accuse Israël d’actes génocidaires à Gaza. Accusation qualifiée par les Israéliens de « diffamation sanglante ». Alors les auditeurs, dans leurs courriels, s’interrogent et nous demandent si on peut parler de génocide commis par l’État d’Israël envers les Palestiniens ?


Iannis Roder : Alors, sans présager de ce que décidera la Cour internationale de justice, nous pouvons regarder les faits. Et d’abord, je crois que, avant de répondre sur l’actualité, il faut répondre sur le temps long de l’Histoire. Si nous regardons le temps long de l’Histoire, la population de Gaza était approximativement de 245 000 personnes en 1950. Elle approche aujourd’hui les 2,2 millions d’habitants, soit près de 9 fois plus. A priori il est logique de constater qu’il n’y a pas ici de volonté génocidaire sur le temps long.
Mais la question est davantage de savoir si, comme le disent et le publicisent certains, il y a génocide à Gaza qui serait commis par les Israéliens et leur armée ou bien s’il y a volonté génocidaire par cette même armée.
Regardons les faits. Tout d’abord, le propre des génocidaires est d’empêcher les membres du groupe cible d’échapper à la mort, qui est donc programmée. Force est de constater que l’armée d’Israël, si elle frappe durement des zones où s’enchevêtrent des populations civiles et des combattants du Hamas, ne semble pas chercher l’assassinat systématique des populations palestiniennes. Elle crée ainsi des corridors ou des zones d’évacuation, elle informe par largage de tracts par exemple les populations des tirs à venir. C’est ainsi que le Nord de la bande de Gaza a été largement vidée de sa population, l’armée israélienne laissant le principal axe de circulation ouvert à certaines heures afin de permettre la fuite vers le Sud. De la même manière, les bombardements intensifs sur la ville de Khan Younes ont donné lieu à des informations préventives massives. Dans l’histoire, jamais un État voulant assassiner systématiquement une population ciblée ne lui a offert de portes de sortie.
D’autre part, Israël ne cible pas les Palestiniens mais les combattants du Hamas. Pour le dire autrement, le Hamas est ciblé pour ce qu’il fait ou ce qu’il a fait. Alors que s’il s’agissait de viser les Palestiniens en tant que tel « as such ». Encore une fois, si on reprend la définition, cela traduirait l’intention de les éliminer pour ce qu’ils sont. Ce que rien aujourd’hui ne permet d’affirmer. Et d’ailleurs, ce qui montre, me semble-t-il, qu’il ne semble pas y avoir intention génocidaire de la part de l’Etat d’Israël, c’est que si demain le Hamas libère les otages et se rend massivement en déposant les armes, eh bien les opérations militaires israéliennes s’arrêteront.

Emmanuelle Daviet : Une question revient fréquemment dans le courrier des auditeurs : le 7 octobre les victimes ont-elles été tuées pour ce qu’elles étaient ou bien pour ce qu’elles faisaient ?


Iannis Roder : C’est une bonne question que posent les auditeurs. Le 7 octobre, on peut penser légitimement, par exemple, que les militaires israéliens, parce qu’ils sont militaires et qu’ils agissent en tant que tel, ont été ciblés pour ce qu’ils faisaient. Mais dès qu’on touche aux populations civiles, et notamment je pense aux populations civiles qui bordent Gaza, c’est à dire les kibboutz très largement peuplés de militants pacifistes qui échangeaient beaucoup avec les Palestiniens de Gaza. Là, on comprend que ces gens ont été visés pour ce qu’ils étaient, c’est à dire dans un premier temps des Israéliens. Mais en écoutant ce que disaient les hommes du Hamas qui ont beaucoup parlé et qui se sont beaucoup filmés, on a compris que ces gens étaient visés tout simplement parce qu’ils étaient juifs. Et donc là, on est dans une intention qui vise, qui ressemble à une intention génocidaire, c’est à dire tuer quelqu’un pour ce qu’il est, dans l’intention de tuer tous ceux que l’on rencontre.

Nettoyage ethnique

Emmanuelle Daviet : Dans les courriers des auditeurs, on emploie également l’expression « nettoyage ethnique » pour qualifier ce qui se passe à Gaza. Qu’en pensez-vous ?


Iannis Roder : Alors, il n’y a pas de définition au niveau international de ce qu’est le nettoyage ethnique. Pour les experts des Nations unies, « le nettoyage ethnique », est « une politique délibérée visant à faire disparaître d’une zone géographique, par le recours à la violence ou à la terreur, des populations civiles appartenant à une communauté ethnique ou religieuse ».
Malgré le degré de violence de la réponse israélienne, rien ne permettait objectivement de dire qu’Israël à Gaza met actuellement en œuvre une politique visant à faire « faire disparaître » les Palestiniens de Gaza, d’abord parce qu’Israël ne semble pas en avoir l’intention, ni même ne semble agir dans ce sens. Mais également parce qu’Israël, qui parle beaucoup avec l’Égypte, sait parfaitement que celle-ci n’a pas l’intention d’ouvrir la frontière sud qu’elle maintient fermée.
Toutefois, des ministres d’extrême-droite du gouvernement israélien ont évoqué leur souhait de faire partir 2 millions de Palestiniens de la bande de Gaza. Au regard des conditions de départ que cette hypothèse entrainerait, nous serions dans une situation qui pourrait s’assimiler au nettoyage ethnique. Mais cette hypothèse ne semble ni partagée par l’ensemble du gouvernement et le Premier ministre israélien, ni réaliste.
Donc ni « génocide », ni « nettoyage ethnique », mais « actes de guerre » contre une organisation, le Hamas, dans lesquels, actes de guerre, la population civile paye un lourd tribut.

Apartheid

Emmanuelle Daviet : Autre vocable qui revient fréquemment dans les messages des auditeurs : « Apartheid ». Est-ce qu’on peut rappeler ce qu’est un apartheid ?


Iannis Roder : Le terme Apartheid est un terme de la langue Afrikaan parlée par les Blancs en Afrique du Sud. Il signifie « séparation ». L’apartheid était une politique volontaire, introduite à partir de 1948, de « développement séparé » des catégories de population préalablement définies : Blancs, Indiens, Métis et Noirs en Afrique du Sud. Elle fut abolie le 30 juin 1991. Elle consiste en l’établissement d’une ségrégation de fait à partir de critères raciaux, c’est-à-dire une politique raciste.
Cette politique comportait deux principaux volets :
1- empêcher les populations de se mêler dans leur quotidien par un arsenal législatif très fourni privant les Noirs sud-africains de droits essentiels. Par exemple : l’interdiction de mariages interraciaux, l’interdiction des relations sexuelles interraciales, enseignement séparé, emplois séparés, la vie sociale en général séparée comme les commodités publiques distinctes, les fontaines et tous les aménagements publics étaient pensés ainsi.
2- définir des espaces géographiques de vie, accompagnés de mesures de déplacements et de regroupement des populations noires dans des foyers nationaux appelés bantoustans
Par la suite, « le crime d’apartheid » a été étendu par la Cour pénale internationale à toute situation où sont en vigueur « des politiques similaires de ségrégation raciale et de discrimination ».

Emmanuelle Daviet : Existe-t-il une politique d’apartheid en Israël ?


Iannis Roder : Certains accusent en effet Israël d’être un régime d’Apartheid. Vous me permettrez d’abord cette incise, Emmanuelle : faire une analogie Israël = apartheid, c’est quand même consentir implicitement à ce que l’État juif tel qu’il est, disparaisse car l’apartheid, on le dissout et le sionisme serait coupable par nature.
Examinons maintenant les faits. L’apartheid mettait donc en place une séparation systématique et institutionnalisée entre noirs et blancs et cela se traduisait dans les hôpitaux, les écoles, les syndicats, les transports, les plages et les jardins publics, les salles de cinéma et de théâtre où les panneaux signalaient les consignes strictes de séparation à respecter sous peine d’amende, ou encore la pénalisation des rapports sexuels entre deux personnes consentantes, noire et blanche.
En Israël il n’existe aucune idéologie de la sorte. D’autre part, en se promenant en Israël, dans les couloirs des hôpitaux et des maternités, dans les centres commerciaux et les jardins publics, en entrant dans un amphithéâtre d’université, on ne peut que constater la diversité et que la coexistence entre juifs et arabes est quotidienne et permanente.
Quant aux droits fondamentaux, ils sont garantis aux citoyens arabes d’Israël qui sont électeurs, qui jouissent comme leurs concitoyens juifs de liberté d’expression et d’association et peuvent occuper des postes de fonctionnaires à l’image de Khaled Kabub, juge à la cour suprême d’Israël, qui est arabe-israëlien.
Mais cette réalité n’en empêche pas une autre, à savoir les profondes inégalités structurelles, sociales et économiques. Ce qui distingue les arabes palestiniens d’Israël de leurs concitoyens juifs ce n’est pas une différence de droits, mais une différence de ressources. Mais cela ne peut être constitutif d’une politique d’apartheid car il ne saurait y avoir d’apartheid là où il y a égalité des droits et suffrage universel.
Il paraît donc abusif de parler d’apartheid pour qualifier et dénoncer en Israël une réalité sociale, évidemment imparfaite, dans laquelle on ne trouve aucune des pratiques odieuses de l’apartheid.

Emmanuelle Daviet : Et en Cisjordanie ?


Iannis Roder : En effet, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de politique qui ressemblerait à l’apartheid en Israël qu’il ne faut pas regarder attentivement ce qu’il se passe en Cisjordanie où il n’y a pas de similitude de condition avec les Arabes d’Israël qui réclament l’égalité, quand ceux des Territoires veulent la liberté.
Pour comprendre ce dont il s’agit, regardons la situation.
En Cisjordanie réside une majorité palestinienne (2, 8 millions) et une minorité juive (un peu plus de 700 000 dont 280 000 à Jérusalem-Est). Cette dernière minorité a largement gonflé depuis 30 ans en raison de la multiplication des implantations, appelées colonies. Cet état de fait a eu des conséquences : cela a entraîné la mise en place de routes séparées protégées pour les Israéliens et interdites aux arabes Palestiniens en raison des attaques subies par les habitants des colonies.
C’est également pour des raisons de sécurité qu’une barrière de sécurité a été construite qui suit la ligne verte (la frontière de 1967) mais intègre des colonies juives à l’intérieur de la Cisjordanie.
La sécurité des juifs implique donc une discrimination collective de fait de la population arabe qui est privée de sa totale liberté de mouvement, laquelle liberté est également entravée par l’implantation de colonies qui ont créé des enclaves, rompant ainsi la continuité territoriale palestinienne. Nous assistons de fait à un développement séparé des deux communautés, les colons israéliens d’un côté, citoyens d’Israël et les Palestiniens de l’autre, citoyens de ce territoire géré par l’Autorité palestinienne et y exerçant leurs droits politiques.
Ces Palestiniens, qui dépendent de l’autorité palestinienne, subissent régulièrement des violences, symboliques comme les contrôles policiers, mais aussi réelles mais qui, en général, ne sont pas le fait de l’État, mais de colons extrémistes qui jouissent actuellement d’une certaine impunité. Cette situation établit un système de contrôle et de domination qui n’a pas pour vocation à servir indistinctement la population locale d’une manière neutre et équitable, mais à favoriser les intérêts de la population juive minoritaire au détriment de la majorité palestinienne qui souffre, de fait, de discriminations.

Emmanuelle Daviet : Est-ce que ce constat aboutit à une situation d’apartheid ?


Cette situation ne relève pas de ce que la convention de Rome sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid (1973) appelle des « actes inhumains » et considère comme crime contre l’humanité. De plus, l’apartheid relève de convictions et d’une idéologie, ce n’est pas le cas du point de vue de l’État d’Israël qui veille d’abord à la sécurité de ses ressortissants. Cela ne veut pas dire que, en Israël, il n’y a pas des gens qui seraient prêts à mettre en place cette politique d’apartheid. Et il y en a deux au gouvernement, aujourd’hui, deux ministres et qui sont issus de cette extrême droite, colons qui, à mon avis, ne rêvent que de cela. Mais ce n’est pas le cas dans les faits. Toutefois, non seulement la situation en Cisjordanie relève d’une politique discriminatoire et je pense qu’on est en droit de se poser la question de la manière dont on peut qualifier cette protection et ces privilèges dont jouit la population juive des colonies. De plus, l’occupation est de plus en plus perçue comme irréversible. Elle exclut de fait tout règlement équitable. Et tant que les Palestiniens ne bénéficient pas d’un État dans lequel ils concrétiseraient leur droit à l’autodétermination, Israël continuera d’être assimilé à un État apartheid.