Comment procède une rédaction lors de la sortie d’un livre potentiellement « sensible » ?

Cette affaire surgit par le biais d’une publication, il est donc normal de commencer par l’évoquer en relatant le contenu du livre, et ce traitement éditorial ne minore en rien la gravité des faits.  

Avant de détailler la manière dont travaillent les journalistes, précisons qu’au sein des rédactions de Radio France, nous n’utilisons pas le mot « rubricard ». Il est employé dans certaines rédactions, plus spécifiquement en presse écrite. L’argot dont il est issu le connote péjorativement. Ajoutons qu’un sème formé avec le suffixe péjoratif « ard » confère couramment un sens négatif, la désapprobation, voire le mépris à ce mot.  

Ce suffixe péjoratif se retrouve le plus souvent dans des termes du registre familier et dans le contexte du message de cet auditeur, le mot « rubricarde » ne présente aucun caractère élogieux à l’égard d’Ilana Moryoussef, journaliste totalement reconnue dans le monde de l’édition pour la qualité de ses critiques littéraires et la finesse de ses analyses, et dont la richesse du profil mérite que l’on rappelle qu’Ilana Moryoussef a exercé pendant huit ans comme journaliste politique à Franceinfo avant d’être la correspondante de Radio France à Moscou pendant quatre années. Cela n’empêche pas notre auditeur d’écrire :  

« Comment traiter le sujet le plus discrètement, modestement possible ? Cas de « conscience » professionnelle…. Comment en parler sans que cela ne se voie trop ? On va chercher la rubricarde Livres et le tour est joué ! France Inter mérite mieux, je veux parler des auditeurs ».  

Au regard des qualités professionnelles de Madame Ilana Moryoussef, ces remarques condescendantes sont pour le moins déplacées, néanmoins remercions notre auditeur pour ce message car il nous permet d’évoquer les coulisses de notre métier quand sort un livre “sensible”:  

La démarche journalistique est classiquement graduelle : la rédaction en chef demande à la journaliste spécialiste des livres de préparer un compte rendu pour l’antenne puis, selon l’évolution de l’affaire, les aspects judiciaires ou sociétaux sont confiés au service police justice ou bien au service des informations générales.  

Pour rappel, d’autres livres dits « sensibles » ont eu droit exactement au même traitement éditorial : en septembre 2019, alors qu’Edward Snowden était invité en exclusivité dans la matinale de France Inter, Ilana Moryoussef a fait une présentation de son livre « Mémoires vives”. 
En janvier 2020, lors de la sortie du livre « Le consentement » signé Vanessa Springora, où l’auteur raconte l’emprise de Gabriel Matzneff, Ilana Moryoussef a fait plusieurs papiers en expliquant le contenu de l’ouvrage.  
A l’occasion de ces différentes publications, soit consécutivement, soit parallèlement, si l’affaire ou l’évolution de l’actualité le nécessite, le service police justice travaille alors sur le dossier. 

Que la journaliste chargée des livres évoque l’ouvrage dénonçant les agressions incestueuses qu’aurait imposées un politologue et éditorialiste connu – une journaliste du service culture donc plutôt qu’un journaliste du service politique – ne traduit nullement la volonté de France Inter de rendre cette affaire moins visible. Qui plus est, une telle allégation insinue une forme de noblesse hiérarchique au sein de la rédaction selon le service mobilisé pour traiter le sujet : une présupposée souveraine domination journalistique du propos politique sur l’examen factuel d’un récit en somme. Or, en l’occurrence, l’un ne se nourrit-il pas de l’autre tout en agrégeant d’autres analyses sociétales, judiciaires, sur l’inceste et l’omerta par exemple ? 

Rappelons qu’Ilana Moryoussef est intervenue en direct dans le journal radio le plus exposé, le plus écouté de France. Est-ce là pour France Inter une manière de “traiter le sujet le plus discrètement, modestement possible ?”  D’“en parler sans que cela ne se voie trop ?” Contrairement aux insinuations, il n’y a aucune volonté de la part de France Inter de minorer cette affaire. Mardi, outre le journal de 8h de France Inter, le sujet a été traité dans le 13h, le 18h et le 19h, également dans la matinale de mercredi, puis dans le 13h avec un dossier spécial sur l’inceste et ce soir le Téléphone Sonne avec Claire Servajean pose la question : « Comment lutter contre l’inceste ? ».

L’ampleur de la couverture médiatique de cette affaire a été, à tort, jugée pudique par certains, pour d’autres, les journalistes auraient dû décrire les faits avec pudeur : 

Mardi, en début d’après-midi, le parquet de Paris ouvre une enquête pour « viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur mineur de 15 ans ». Dès lors, le sujet a basculé vers le service police justice, un processus assez banal. L’une des journalistes du service police justice est donc intervenue dans le journal de 18h, ce qui nous a valu ce message : 
« Je suis dégoûté de la façon dont la journaliste vient de traiter l’info concernant “l’affaire Duhamel ». Le fait de donner des détails scabreux sur les actes supposés de Monsieur Duhamel ne rajoute rien à l’information précitée si ce n’est de verser dans un voyeurisme malsain. Je n’appelle pas cela de l’info utile mais plutôt de l’info poubelle qui, à mes yeux suit le courant actuel qui tend à dénoncer tout acte délictueux à caractère sexuel.  
Je n’ai aucune sympathie particulière envers ce monsieur mais je trouve ce déballage honteux, le pouvoir que vous possédez se transforme ici en tribunal médiatique, l’homme est jugé sans appel et je trouve injuste de la part de votre journaliste l’angle sous lequel elle a abordé le sujet. On se croirait dans un journal people voulant faire de l’audience et je ne reconnais plus là la radio que j’écoute depuis si longtemps.
De grâce, ressaisissez-vous et revenez aux fondamentaux du journalisme de qualité que vous avez su préserver. » 

La délicatesse sémantique, la pruderie lexicale sont-elles compatibles avec l’inceste ? Informer ne consiste pas à édulcorer la réalité sous couvert d’une bienséance destinée à ne pas choquer les esprits. La mission des journalistes, c’est de porter les faits à la connaissance du public.  

Dans le journal de 18h la journaliste est très factuelle. Elle cite des passages du livre, des propos d’Olivier Duhamel envers des adolescentes, propos qui peuvent être certes perturbants. Mais il ne s’agit ni de « voyeurisme malsain », ni d’une volonté de « faire de l’audience » et l’argumentaire de « l’info poubelle » pèse faiblement lorsqu’il est question de restituer le contenu d’un livre qui dénonce un crime. Il n’en demeure pas moins que cette information provoque un effet de sidération. Cependant, n’inversons pas les rôles en blâmant les journalistes qui évoquent les motifs d’enquête de la justice, à savoir des paroles ou des actes produits dans le cadre d’un inceste.  

Enfin, pour quelle raison n’a-t-on pas entendu Camille Kouchner sur les antennes de Radio France, jeudi, date de sortie de son livre ? Là encore, il ne s’agit pas de minimiser cette affaire en ne donnant pas la parole à l’auteur. Camille Kouchner a bien sûr été invitée aussitôt que la nouvelle a été connue, c’est à dire dès lundi soir. Son absence s’explique par le plan de communication de la maison d’édition. Le Seuil a fait le choix d’accorder prioritairement des interviews à la presse écrite « Le Monde », « L’Obs » et « Elle » et à la Grande Librairie, sur France 5, mercredi prochain, suivront les invitations en radio. 
Retrouvez dans cette Lettre les différents liens de sujets diffusés sur les antennes à propos de l’affaire Olivier Duhamel. 

Retrouvez ici différents liens de sujets diffusés sur les antennes à propos de l’affaire Olivier Duhamel.