L’invitation d’Alexandre Douguine, figure de la droite et de l’extrême-droite russe, dans Soft Power le 23 novembre, a suscité de nombreuses réactions dont voici une sélection :

Je souhaite ici exprimer ma stupéfaction et ma colère en voyant que deux fois de suite vendredi 21 et dimanche 23 novembre, France Culture a donné la parole à l’une des figures les plus odieuses de l’idéologie impériale russe : Alexandre Douguine.    
Mais quelle idée est donc passée par la tête du responsable de l’émission. Faire le buzz ? Fascination malsaine pour un personnage qui a eu maintes et maintes fois l’occasion depuis des années de s’exprimer sur les ondes et dans des conférences en France ?   
Mais en novembre 2025 ? Au moment où les villes ukrainiennes sont bombardées tous les jours et où ce pseudo plan de paix concocté par D. Trump et ses alliés russes de circonstance veut être imposé à l’Ukraine comme une capitulation.  
Certes il s’agissait d’une interview « commentée » voir nous dit-on. Encore heureux ! mais c’est bien à lui que vous donnez la parole et ce faisant le légitimez. Ce n’est pas une émission « sur » Douguine qui aurait éventuellement sa place, y compris en le citant, mais avec Douguine et c’est bien là le problème.   
C’est inacceptable et je m’interroge sérieusement, avec tristesse et inquiétude sur la ligne éditoriale de France Culture. Est-ce ainsi que Radio France entend résister à la « bollorisation » des médias ?  

FALLAIT-IL INTERVIEWER ALEXANDRE DOUGUINE, THEORICIEN FASCISTE DU POUTINISME, SUR FRANCE CULTURE ? RÉPONSE AUX AUDITEURS.

Nous avons été interpellés par plusieurs auditeurs au sujet de l’émission « Soft Power » du 23 novembre dernier dans laquelle était diffusée une interview avec Alexandre Douguine, l’un des penseurs de la propagande russe. On nous reproche de lui avoir donné la parole « sans filtre ».
23 Décembre : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/soft-power/douguine-de-la-slavophilie-au-nationalisme-radical-au-coeur-de-la-pensee-imperialiste-russe-4659740

Cette critique est d’autant plus légitime qu’Alexandre Douguine est, en effet, un idéologue de l’extrême droite russe et l’un des penseurs de la stratégie impérialiste et mortifère de Poutine en Ukraine. Douguine est « une figure rouge-brun, passé de l’idéologie communiste à l’idéologie néofasciste », comme cela a d’ailleurs été rappelé en introduction de cette émission.

Mais contrairement à ce pensent plusieurs auditeurs, le contexte n’est pas celui qu’ils décrivent. Il y a d’abord eu une confusion – compréhensible – entre, d’une part, une brève séquence d’annonce de cette interview dans « Les Matins » de France Culture du 21 novembre (forcément succincte) et l’émission elle-même du 23 novembre. Certains auditeurs – mais aussi certains chercheurs – ont confondu par erreur ce court « teasing » avec la véritable émission de trente minutes.

Ensuite, l’idée qu’une figure de l’extrême droite russe comme M. Douguine aurait été interviewé « sans filtre » sur notre antenne était inimaginable et ce ne fut, bien sûr, pas le cas. Il y a environ trente phrases ou formules explicites, trente « filtres » sur le fascisme ou l’ultra nationalisme de M. Douguine dans ces deux podcasts. Ainsi, il y est rappelé – je cite ici des extraits de l’émission que l’on peut facilement réentendre : Douguine est « l’un des théoriciens du projet ultra-nationaliste de Vladimir Poutine » ; il est l’« ennemi de l’Occident et de l’Europe – donc notre ennemi » ; il est un « penseur ultra-nationaliste » du « dictateur russe [Poutine] » ; il est « un idéologue ultra-nationaliste, sinon fasciste » ; il est « très dangereux » et « son projet [est] illibéral et dictatorial » etc. Nous avons également rappelé dans la courte séquence des « Matins » ou dans « Soft Power » qu’il était l’un des idéologues de la guerre contre l’Ukraine, qu’il tentait de faire « la fusion de la IIIème Rome, la IIIème Internationale et le IIIème Reich » et qu’il a eu souvent des propos antisémites ou encore qu’il était proche du patriarche orthodoxe Kirill dont les
propos sont « souvent guerriers et même criminels ». En fin de compte, son projet, a-t-on rappelé, est, comme celui de Poutine, « national socialiste ».

Certains auditeurs nous reprochent également – et à juste titre –, de n’avoir pas associé des experts pour décrypter cette interview. C’est effectivement une erreur mais il faut savoir que cinq experts de la Russie ont été contactés pour faire ce décryptage en studio mais qu’ils n’ont pas pu se libérer. En revanche, trois d’entre eux nous ont finalement aidéw pour contextualiser ses idées et ils sont remerciés à la fin de l’émission.

Enfin, certains auditeurs nous reprochent d’avoir donné la parole à un ennemi de l’Ukraine plutôt qu’à des dissidents russes ou ukrainiens. Ce point n’est pas non plus exact car plus d’une vingtaine d’émissions « Soft Power » ont été réalisées autour de dissidents russes, dont tout récemment le 5 octobre (avec Sergey Parkhomenko, le journaliste Denis Kataev, Alexandre Tcherkassov qui a obtenu le prix Prix Nobel de la Paix 2022, au nom de son association Memorial ou encore Andrei Kozyrev, ancien ministre et opposant célèbre à Poutine, ou encore Tanya Lokshina, directrice de Human Rights Watch en Russie). De même une émission spéciale sur l’Ukraine a également été faite à partir d’un voyage que j’ai effectué moi-même à Kyiv (émission « Le Voyage en Ukraine » du 2 novembre).

5 octobre : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/soft-power/le-voyage-en-ukraine-des-drones-a-l-orthodoxie-les-differents-fronts-de-la-guerre-7040671
2 novembre : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/soft-power/les-reseaux-d-oppositions-russes-en-exil-un-monde-complexe-et-divise-8461381

Plus largement, il suffit d’avoir écouté mon émission « Soft Power » ces dernières années pour constater que des dizaines de dissidents russes, d’activistes ukrainiens et d’innombrables chercheurs français anti-Poutine y ont été invités (j’ai également diffusé un entretien avec Garry Kasparov, opposant célèbre à Poutine). Aucun défenseur de Poutine n’a jamais été invité dans mon émission. L’idée que France Culture, ou en particulier « Soft Power », serait un indice de « la porosité des médias français à la propagande russe » comme certains auditeurs le répètent est tout simplement un non-sens.

Voilà pour le contexte. Pourquoi, dans ces conditions, avoir diffusé une interview d’Alexandre Douguine ? Parce que notre rôle, je crois, est d’expliquer le monde et de tenter de comprendre ses graves dérives actuelles. On ne peut passer sous silence l’idéologie et l’existence de figures fascistes contemporaines comme Alexandre Douguine vu l’influence globale qu’elles ont atteint (dans la droite MAGA, en Hongrie, en Chine, au Brésil etc.). Lorsqu’on arrive à les interviewer, ce qui n’est pas si simple, il faut présenter leurs idées, faire entendre leurs propos et bien les encadrer de commentaires – encore une fois il y avait une trentaine de mises en garde dans cette émission. Mais je comprends très bien qu’on puisse ne pas partager cette position, assez typique finalement du journalisme.

Par le passé, j’ai donné la parole à Steve Bannon, l’un des idéologues et ancien conseiller de Donald Trump, aux idéologues de Xi Jinping ou de Jair Bolsonaro, aux porte-paroles du Hamas ou du Hezbollah, aux proches du Premier ministre Netanyahou, aux conseillers de MM. Modi ou Erdogan etc. Dans « Soft Power », toutes ces voix ont été entendues, sans aucune fascination, mais toujours mises en contexte de manière très explicite. C’est, me semble-t-il, l’essence même du journalisme.

S’il est essentiel de dénoncer le complotisme et les fake news du néo-fasciste poutinien Alexandre Douguine, il est également nécessaire d’éviter les amalgames, la confusion et la paranoïa à l’égard de journalistes lorsqu’ils font simplement leur métier. Ne nous trompons pas de cibles ! Ne nous trompons pas de combat !
Et que nos auditeurs se rassurent : « Soft Power » est une émission résolument hostile à Poutine, Douguine, Russia Today et aux thèses du Kremlin. Depuis vingt ans, des dizaines d’émissions l’attestent. Nous l’avons encore montré tout récemment, avec une émission prévue de longue date, ce 14 décembre autour du journaliste Rémy Ourdan qui couvre le conflit en Ukraine pour Le Monde. Écoutez là, son témoignage est fulgurant.

14 décembre: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/soft-power/soft-power-le-magazine-media-et-numerique-emission-du-dimanche-14-decembre-2025-8883568

À la fin de l’émission de décryptage sur Douguine, on notera enfin que j’ai lancé un appel pour la libération du chercheur français Laurent Vinatier, encore détenu scandaleusement par Poutine. Je crois que le message était clair.

Frédéric Martel
Producteur et animateur de « Soft Power »

Bonjour à tous,   
 
Je vous remercie pour votre écoute attentive et exigeante. 
 
Soyez certaines que je suis très attentif à vos retours sur les émissions de notre chaîne, et en particulier, sensible aux réflexions quant au traitement des questions russes et ukrainiennes.  
 
Comme vous le savez, l’expertise des chercheuses et des chercheurs est au cœur du projet éditorial de France Culture.  
C’est d’ailleurs dans ce sens que, forts de cette conviction, nous avons souhaité depuis la rentrée renforcer encore la place de la Recherche à l’antenne : le nouveau rendez-vous quotidien de la matinale de Guillaume Erner intitulé « Les Chantiers de la Recherche » permet par exemple à des chercheuses et chercheurs de présenter quotidiennement leurs travaux en cours.   
 
De surcroit, les questionnements liés au traitement de l’actualité étant, comme vous le savez, de plus en plus récurrents dans un contexte de polarisation de la société – et du paysage médiatique ; nous avons également souhaité leurs dédier une nouvelle émission à part entière : « La Fabrique de l’information », qui vise à s’interroger sur les récits médiatiques – en France comme à l’international.  
Un récent épisode était d’ailleurs consacré à la difficulté de raconter cette guerre.  
 
En vous remerciant
 
Bien cordialement,  
 
Florian Delorme  

Je tiens à vous remercier pour la diffusion de l’entretien avec Douguine : même s’il est évident qu’avec Poutine, on a surtout à faire à un pouvoir dictatorial mafieux et même si les justifications idéologiques des Russes quant à l’horrible invasion de l’Ukraine ne sauraient être considérées autrement que comme prétexte pour le triste fantasme impérialiste d’un homme et de sa clique, il semble cependant normal de ne pas négliger un arrière-fond vraiment idéologique sans doute loin d’être marginal, qui là-bas, ruisselle forcément sur les mentalités – et il est bon que nous, européens imbus de nos certitudes civilisationnelles et finalement épuisés, nous efforcions de l’écouter. Est-ce que l’angoisse civilisationnelle ne nous concerne pas tous aujourd’hui en ces temps de bouleversements si importants et rapides ? Et ce qui m’a semblé frappant, c’est l’air plutôt calme et bienveillant qu’à la radio du moins, on perçoit du bonhomme. Il est un autre énergumène fervent des « valeurs traditionnelles russes », moins manichéen cependant, que nous pouvons gagner à écouter : Maxime Kantor, il déteste Poutine et vise « les Européens, dont le modèle de démocratie libérale s’effondre ». Écouter et échanger avec tous ceux qui nous menacent ; ce faisant, questionner aussi nos propres certitudes essoufflées, n’est-ce pas déjà ce que nous avons de mieux à faire ?
Merci encore.

En train d’écouter France Culture, je m’attends avec effarement à ce que la parole soit donnée « parce que c’est intéressant » à l’idéologue de Poutine Alexandre Douguine . Je rappelle que Poutine est sous un mandat de la CPI comme criminel de guerre. Cela aurait été équivalent à donner la parole à Goebbels « pour mieux comprendre » Hitler. Discuter des thèses d’extrême droite de l’inspirateur d’un criminel de guerre qui menace l’Europe est une chose, lui donner la parole est une faute gravissime. Où va France Culture ?  

Merci pour cet entretien avec Douguine, très intéressant, et tout compte fait assez peu jugeant, eu égard les divergences notables avec votre interlocuteur. Appréciable compte tenu de l’arrogance dont font preuves beaucoup de journalistes de nos jours. 

En tant que fidèle auditrice de France culture, mais également en tant que chercheuse travaillant sur cette région, je tiens à vous faire part de ma profonde inquiétude à la suite de la diffusion à deux reprises, dans les Enjeux internationaux et dans l’émission Soft Power d’une interview réalisée par Frédéric Martel avec Aleksandr Douguine.  
Plusieurs éléments sont particulièrement inacceptables dans cette interview. Dans la matinale, Douguine, l’un des plus virulents propagandistes du régime poutinien, raciste, antisémite et xénophobe (entre autres) n’est pas présenté comme tel mais comme un « vrai intellectuel », philosophe. La justification de cette interview par Frédéric est déconcertante : sa médiatisation en Russie suffirait à justifier la diffusion de cette interview. Une émission sur Douguine mettant en perspective son discours grâce aux apports de collègues spécialistes de ce sujet est une chose, mais ici, le journaliste laisse purement et simplement à Douguine l’occasion de s’exprimer sans contradicteur, et sans déconstruction préalable de son discours. Le malaise est d’autant plus fort que Monsieur Martel semble être séduit par cet homme « calme » qui « l’a pris au sérieux ». Or il semble totalement échapper à Monsieur Martel qu’Aleksandr Douguine est un propagandiste rodé qui sait parfaitement s’adapter au public qu’il a en face de lui et donc à édulcorer son discours pour le rendre acceptable auprès d’un public non aguerri. On regrette que Monsieur Martel n’ait pas regardé les interviews de Douguine dans lesquelles il appelle – entre autres – à la mort en masse d’Ukrainiens.   
Dans un contexte international extrêmement tendu, où un « plan de paix », reprenant en grande partie les demandes russes est mis sur la table, il est particulièrement dérangeant et inopportun d’offrir un tel temps d’antenne à cet idéologue russe d’extrême droite.   
Enfin, outre la question de la guerre russo-ukrainienne, la diffusion de ce type d’entretien sans mise en perspective et sans déconstruction préalable, participe tout simplement à une banalisation et à une normalisation des idées d’extrême droite, inacceptable sur une radio de service publique, a fortiori dans un contexte ou la bollorisation de l’espace médiatique s’opère à marche forcée.   

Je viens de voir avec une surprise format XXL (grâce à Libération) que France Culture avait « commit » une interview de M Douguine. 
J’ai donc été écouter cette émission… 
Et là je ne comprends pas ; cet homme appelle à un génocide en Ukraine, veut la guerre avec l’Occident et délivre une idéologie mortifère.  
Je me serais attendu à un peu de contextualisation de ses paroles ou à ce que M. Martel le reprenne hors pas du tout ! 
Donc ma question est très simple vais-je devoir supporter de la propagande pro russe sur votre antenne (et donc arrêter de l’écouter) ou allez-vous changer de ligne 

A. Douguine est un idéologue russe d’extrême-droite, dont les prises de position – notamment ses appels à l’éradication de l’Ukraine et à l’extermination des Ukrainiens – sont amplement documentées. Le journaliste Frédéric Martel, producteur de l’émission et auteur de l’entretien, ouvre l’émission par une tentative d’explication de sa démarche : « Pourquoi donner la parole à un idéologue ultranationaliste sinon fasciste sur France Culture ? »
Réponse : parce que A. Douguine est « ultra médiatique » en Russie mais « jamais en Europe », « d’où la diffusion de cette interview ce soir ». Au-delà du fait que cette affirmation sous-estime la notoriété d’A. Douguine, sans doute l’idéologue russe le plus médiatisé en Occident et dont la pensée est bien établie dans les réseaux trumpistes et conservateurs, la logique étonne. Faudrait-il, au nom de ce principe, offrir les antennes du service public à tous les propagandistes en vogue à Moscou ou ailleurs ? Et surtout : à qui rend-on service en donnant de la visibilité à l’un des idéologues les plus virulents de la stratégie de désinformation russe (cf. sa négation des massacres perpétrés par l’armée russe à Boutcha) au moment même où ont lieu les négociations sur le fameux « plan de paix », poussé par Donald Trump et aligné sur la vision, les demandes et les intérêts russes?
F. Martel poursuit : entendre A. Douguine offrirait une occasion « d’expliquer le monde » et de « comprendre ses dérives actuelles ». Ce cadrage transforme l’entretien en exercice de réalisme journalistique : il faudrait « donner la parole » à A. Douguine pour « comprendre ce qu’il se passe dans la tête des Russes et peut-être de Vladimir Poutine ». Mais ce qui est présenté comme un geste pédagogique de clarification ne se transforme-t-il pas, du fait du format, en dispositif de valorisation et de légitimation des idées de A. Douguine?
L’émission de F. Martel n’est pas sur A. Douguine, elle est avec A. Douguine : elle offre une plateforme de diffusion supplémentaire à ses idées, sans analyser leurs ressorts, leurs usages et leurs enjeux. Les spécialistes académiques du sujet auraient dû être présents ; leurs travaux sont invisibilisés, alors même qu’ils sont paraphrasés au long de l’émission. Ainsi, les rares éléments de contextualisation sur A. Douguine, manifestement dérivés de recherches existantes, ne sont jamais référencés. La seule source citée est le roman fictionnel de Giuliano da Empoli, qui véhicule une vision du Kremlin mythologisée et dépourvue d’assise scientifique.
La parole d’A. Douguine est ainsi restituée telle quelle, sans appareil critique ni contradiction. De fait, il est présenté en intellectuel au discours structuré, savant, légitime : « il a inventé la westernologie contre l’Ouest et il mérite pour ces raisons mêmes d’être écouté et décrypté ». Son discours est rattaché à un canon de pensées, situé à la confluence de « traditions philosophiques classiques » telle que la slavophilie, une tradition mise en valeur par F. Martel qui juge – au prix d’erreurs, d’oublis et d’approximations – qu’au final « tous les grands auteurs sont plutôt slavophiles, c’est le cas de Tolstoï, Dostoïevski, etc ».
Cette valorisation d’A. Douguine comme intellectuel est encore plus affirmée et problématique dans la version courte de l’entretien, diffusée à un large public sur la matinale de France Culture, dans la chronique « Enjeux Internationaux ». Évoquant la proximité qu’il a nouée avec A. Douguine lors de leur rencontre à Shanghaï, au cours d’une semaine de conférences « autour de proches de Xi JinPing » (« Nous étions ensemble tout le temps, durant les petits-déjeuners, déjeuners et dîners, avons traversé la ville à plusieurs reprises dans les mêmes voitures et bavardé longuement »), F. Martel en conclut : « C’est un vrai intellectuel, c’est-à-dire calme, qui revient toujours aux idées. On n’est pas face à un propagandiste. » Voir A. Douguine ainsi adoubé comme figure intellectuelle est proprement stupéfiant. Finalement, la relation s’inverse : c’est F. Martel qui cherche à obtenir reconnaissance et crédit intellectuel auprès de Douguine : « il m’a pris au sérieux, car tout de suite, je lui ai parlé de René Guénon. » Le journaliste demeure ainsi aveugle aux stratégies de présentation de soi parfaitement maîtrisées par Douguine. Rodé à l’exercice de l’entretien, il sait adapter sa rhétorique selon ses audiences : tantôt aux allures de discours savant, tantôt de pamphlet virulent…
L’objectif de « décryptage » initialement avancé par l’émission échoue ainsi complètement. Elle ne produit ni connaissance ni analyse, elle se contente de répéter les propos d’A. Douguine et de leur offrir une chambre d’écho sur une chaîne de service public. Tout au long de l’échange, A. Douguine est pris au pied de la lettre, sans que ne soit proposée aucune clé d’interprétations, ni précaution vis-à-vis de la manipulation des régimes de vérité pratiquée par A. Douguine. Rappelons qu’il est un adepte et théoricien majeur des conspirations, dont il a fait une « science », la « conspirologie ». Cet aveuglement aux dimensions stratégiques et instrumentales de ses discours est dangereux. De même, quand il aborde la question majeure des usages et de l’influence de ses idées, F. Martel laisse l’auditeur et l’auditrice flotter dans une approximation, en faisant des suppositions sans fondement : « Il est à peu près clair que Poutine a lu ou eu des fiches sur les idées de Douguine. »
Dans cette construction progressive de normalisation et de respectabilité de la pensée d’A. Douguine, un élément majeur est soigneusement laissé hors-champ : la violence de sa pensée et de ses appels publics. Le mot « fasciste », rapidement posé en introduction, n’est jamais explicité, justifié, ni développé, comme s’il ne s’agissait que d’un label parmi d’autres, un simple positionnement dans le paysage intellectuel. Il faut attendre une brève incise, en cours d’entretien, pour que soit rappelé, en passant, qu’A. Douguine a explicitement appelé à « tuer, tuer, tuer les Ukrainiens ». Même logique de réduction et de banalisation lorsqu’il est question de la radicalité de ses propos : F. Martel évoque « des problèmes d’antisémitisme chez lui », et restitue ses opinions les plus haineuses comme si elles allaient de soi – « il hait les catholiques et évidemment de fait aussi les juifs ». Quant aux positions d’A. Douguine sur l’Ukraine, F. Martel n’a pas jugé pertinent de les questionner ni de les confronter lors de son entretien.
Les effets de valorisation et de légitimation de la pensée d’A. Douguine produits par cet entretien sont considérables quand on pense à celui ou celle qui, sans connaissance préalable, découvrirait ces idées sous cet angle édulcoré et banal. De fait, l’émission élargit l’audience de Douguine bien au-delà des cercles déjà acquis.
Faut-il connaître ces idées, prendre au sérieux ces discours et les étudier ? Oui, indubitablement, et cela a déjà été fait. Faut-il offrir le micro d’une radio publique à un propagandiste, sans distance critique, sans contradiction, et avec une forme de fascination implicite? Ce sont deux choses fondamentalement différentes.
L’histoire récente des idées d’extrême-droite en Russie offre un parallèle éclairant : dans les années 2000, leur valorisation, leur normalisation et leur légitimation ont été fortement accélérées lorsque des médias et des éditeurs libéraux, progressistes et intellectuels ont commencé à publier des auteurs prônant la nostalgie stalinienne ou le national-bolchevisme, les présentant sous un angle « cool », kitsch, séduisant, et leur ouvrant ainsi une audience jeune, urbaine, occidentalisée. Les motivations étaient diverses : politiques, carriéristes, commerciales.
En France aussi, doit-on désormais s’attendre à ce que les médias consacrent ces idées dans l’espace public, jusqu’à en faire un nouveau “mainstream” ?
Cette lettre a pour objectif de formuler une demande de meilleure vigilance dans la programmation et la conception des émissions diffusant des discours de propagande russe. Nous souhaitons, par ailleurs, faire valoir un droit de réponse qui pourrait par exemple prendre la forme d’une émission consacrée à un débat critique sur les enjeux et les risques représentés par la diffusion des propos d’A. Douguine.
Nous vous informons également que nous avons entrepris la publication d’une tribune pour alerter plus généralement sur les dangers posés par la porosité de l’écosystème médiatique français aux idées et discours propagandistes russes.