Comme chaque dernier vendredi du mois nous nous retrouvons pour évoquer les questions que, vous, auditeurs vous posez aux journalistes ou aux producteurs des émissions de France Inter.
Aujourd’hui nous évoquons la place du livre sur l’antenne et pour en parler je reçois : Eva Bettan, pour le « Livre Inter » , alors que les auditeurs sont en pleine rédaction de leur lettre de motivation.
A ses côtés Emmanuel Kherad producteur de « La librairie francophone » nous reviendrons avec lui sur le soutien apporté aux librairies indépendantes dès le premier confinement.
Côté rédaction, nous allons évoquer avec Ilana Mouryoussef, journaliste au service culture de France Inter, le traitement éditorial des livres potentiellement sensibles dans l’actualité.

Emmanuelle Daviet : Dans un récit autobiographique paru le 7 janvier dernier , « La Familia grande », Camille Kouchner raconte que son frère jumeau, « Victor », lui a révélé, quand ils étaient âgés de 14 ans, subir des attouchements de leur beau-père, Olivier Duhamel politologue de renom.
Ilana Moryoussef, vous avez évoqué la sortie de ce livre dans le journal de 8 heures du mardi 5 janvier. Réaction d’un auditeur : je vous lis son message :
« Stupéfait – le mot est faible – d’entendre ce matin « l’affaire Olivier Duhamel » traitée par… la chroniqueuse littéraire ! On en fait le moins possible sur un sujet très grave. »
Cet auditeur sous-entend qu’au regard de la gravité des faits l’information a été sous-traitée dans la matinale de France Inter, le mardi 5 janvier, au lendemain de la publication de l’article du Monde.
Ilana Moryoussef, les livres sont votre spécialité au sein du service culture, comment procède la rédaction lors de la sortie d’un livre potentiellement « sensible » ?

Ilana Moryoussef : Chaque cas est un cas particulier. Par exemple, le livre de Camille Kouchner qui nous occupe, on a su son existence la veille, à 19 heures, quand Le Monde a mis en ligne son premier article à ce sujet. A partir de là, on n’avait pas trois jours pour s’organiser. On avait 12 heures pour se procurer le livre, le lire, écrire un papier et être présent à l’antenne à 8 heures. Donc voilà, je m’en suis emparée. Et ce livre, pourquoi il est intéressant ? Pas uniquement parce qu’il relate un crime. Il est intéressant, parce que c’est un morceau de notre histoire des mentalités et de notre histoire du pouvoir et de notre histoire intellectuelle. Et pour l’aspect judiciaire, il y a d’autres journalistes dans la rédaction qui sont compétents et qui ont tout de suite pris le relais.

Emmanuelle Daviet : On poursuit avec un autre ouvrage, beaucoup de réactions à la suite de votre passage Ilana Moryoussef dans le 8h de jeudi dernier sur le livre auto édité de Gabriel Matzneff.
Ce livre vendu à de rares soutiens s’intitule « Vanessa virus ».
Il décrit en 85 pages l’état d’esprit d’un homme mis au ban de la société après la parution d’un autre livre,  »Le Consentement » de Vanessa Springora en janvier 2020.
Rappelons que Gabriel Matzneff est visé par une enquête pour viols sur mineurs de moins de 15 ans et doit être jugé en septembre prochain pour  »apologie » de pédophilie. 
Voici un message envoyé par un auditrice :
« Je suis choquée que le livre de Matzneff ait été présenté ce matin pendant le journal de 8h. Pourquoi accorder du temps et faire de la publicité à ce genre de personnage ? C’est un manque de respect vis-à-vis des victimes. »
Et puis un autre auditeur écrit : « Pourquoi parler d’un livre qu’aucun éditeur ne veut plus publier et donc offrir une tribune, sur une radio de service public, à une heure de grande écoute à un personnage si ignominieux, si ce n’est relayer sa parole venimeuse et toxique? On aurait pu faire l’économie, de cette facilité, de ce glissement pernicieux vers une information sensationnelle, malsaine, qui dénonce tout en relayant, qui balance tout en appuyant!!! Bref, une position bien peu claire… »
Ilana Moryoussef, que répondez-vous à ces auditeurs ?

Ilana Moryoussef : Je peux comprendre qu’ils expriment leurs émotions, mais je réponds une chose très simple, c’est qu’on n’est pas là pour faire un journalisme de procureur. On n’est pas là pour écarter les faits sous prétexte qu’ils nous déplairaient. Je voudrais rappeler quand même que l’an dernier, à la même époque, l’émotion et la déflagration qu’a représenté la parution du consentement de Vanessa Springora et le débat de société intense qui a suivi. Quand, un an après, Gabriel Matzneff publie un livre où il revient sur ces accusations, eh bien oui, c’est une information qui est digne d’être traitée et nous l’avons fait en remettant les choses en perspective, ce qui est notre travail. France Inter n’est pas le porte parole de Gabriel Matzneff et je ne pense pas, par exemple, qu’Eva Bettan aurait proposé à Gabriel Matzneff de devenir le président du Livre Inter. Voilà, je pense que nous sommes tout à fait dans notre rôle. Et d’ailleurs, c’est tellement une information qui est digne d’intérêt que tout de suite après la diffusion du sujet, j’ai reçu un message d’un chercheur éminent en sciences sociales qui travaille sur les questions de pédo-criminalité et qui cherchait un moyen d’avoir accès à ce livre.

Emmanuelle Daviet : Mais alors, justement, comment vous, vous êtes procuré ce livre puisque personne n’arrive à l’obtenir ?

Ilana Moryoussef : Alors, je sais qu’à l’heure actuelle, par exemple, des journalistes de grands quotidiens nationaux essayent de se le procurer. France Inter n’a pas acheté ce livre. Je le précise tout de suite. Il coûte très cher, 100 euros, un exemplaire simple, 650 avec une dédicace de l’auteur. Donc, nous n’avons pas acheté ce livre. On m’a dit en revanche, la rédaction en chef m’a dit « Si tu arrives à te le procurer, nous voudrions un papier ». Je suis tombée sur une personne qui m’a fait confiance, qui m’a autorisée à le lire à condition que son identité ne soit pas divulguée.

Emmanuelle Daviet : Sur quels critères la rédaction choisit de traiter un livre dans les journaux d’informations ? Donc l’information « chaude » en comparaison à ce que propose par exemple les programmes…

Ilana Moryoussef : Alors moi, je travaille pour la rédaction. Ça veut dire que je traite les livres sous l’angle de leur rapport avec l’actualité. Ça veut dire un écrivain qui reçoit un prix, un écrivain qui meurt, malheureusement, ça arrive. Un livre qui suscite une polémique, un débat de société. Un livre qui pulvérise des records de ventes. Un livre qu’on attend, par exemple Harry Potter, ou alors le prochain Modiano pour prendre des exemples très différents. Et puis, c’est aussi s’intéresser à la santé du marché du livre, dont beaucoup de reportages dans des maisons d’édition et dans les librairies. On s’intéresse à toute la chaîne du livre. C’est de l’actualité et c’est très différent d’une émission de programmes qui va s’intéresser et explorer en profondeur, par exemple, une œuvre ou bien la vie d’un artiste.

Le prix du Livre Inter

Emmanuelle Daviet : Au fil des décennies, ce prix littéraire est devenu très influent et respecté. Cela tient à sa spécificité. Un jury populaire composé de 24 auditeurs lecteurs, 12 femmes, 12 hommes qui délibère sous la présidence d’un écrivain, Eva Bettan. Les auditeurs sont en pleine rédaction de leur lettre de motivation. Quelle est la date limite pour envoyer sa candidature ?

Eva Bettan : Alors, c’est le 9 mars inclus, jusqu’à minuit, vous avez deux manières de faire. Soit vous allez, c’est très facile, sur le site Internet, vous verrez un espace Livre Inter, il y a un formulaire, vous ne donnez pas juste votre nom et votre adresse et dites « ah j’ai bien envie », vous écrivez une véritable lettre. Vous pouvez aussi nous l’envoyer par courrier à France Inter Livre Inter 116, avenue du Président-Kennedy, 75220, Paris cedex 16. C’est plus difficile que de réussir à L’ENA et à Polytechnique. Globalement, on reçoit environ 2 000 à 3 000 lettres et il y a 24 jurés, mais c’est tellement génial quand on l’est. Le seul problème, c’est que nous qui travaillons à France Inter, on ne pourra jamais l’être, mais ça, c’est la règle du jeu.

Emmanuelle Daviet : Alors, quels conseils vous pouvez donner à ceux qui réfléchissent aux arguments utiles pour convaincre de les retenir dans le jury ?

Eva Bettan : Je serais incapable d’écrire moi-même une lettre et de me dire que je vais être prise après en avoir lu des centaines. Vous avez peu d’occasions dans une année d’écrire ce que j’appelle une vraie lettre et on vous dit : Parlez nous de vous et souvent les gens assez pudiquement, ils nous disent aussi des choses profondes, leur rapport à la vie et de leur rapport au livre. A partir de là, on voit que quand on a les livres en commun, on arrive à des discussions extrêmement profondes. Donc, soyez vous, soyez naturel et sachez que toutes les lettres sont lues.

Emmanuelle Daviet : Hormis la parité, parmi les critères importants pour constituer le jury, il y a la zone géographique.

Eva Bettan : Important : il fallait bien trouver un critère. Donc, on a divisé la France en régions en essayant de faire un équilibre compte tenu des bassins de population. Mais vous êtes quand même moins favorisé si vous êtes femme prof qui habite à Paris que si vous êtes un homme ingénieur qui habite dans la Creuse parce que tout simplement, nous avons, disons, 60 à 70 % de femmes qui écrivent pour le reste d’hommes. C’est un des rares cas où la parité favorise les hommes. Et voilà, donc, nous partageons la France pour pouvoir équilibrer de toutes les régions.

Emmanuelle Daviet : Alors une fois qu’ils sont sélectionnés, quelle est la feuille de route des auditeurs jurés lorsqu’ils reçoivent les livres ?

Eva Bettan : Ils n’ont pas de feuille de route et c’est ça qui est intéressant. Donc, chacun a sa manière de travailler. Certains arrivent avec des cahiers de notes. Chacun trouve sa manière et au moment où les délibérations commencent, on a renoncé, nous, avec Ilana ou avec d’autres collègues du service culture, à faire des pronostics. Ça sert à rien. Chaque fois, on se trompe, on dit ça va se jouer entre ça et ça.

Emmanuelle Daviet : Il n’existe pas de portrait type du livre Inter ?

Eva Bettan : Non. Il n’y a pas de portrait type du juré, il n’y a pas de portrait type du livre. Notre job, c’est d’organiser du service public. A partir du moment où les livres sont là, c’est eux qui décident.

Emmanuelle Daviet : Précisément, ce prix, très apprécié par les libraires, donne beaucoup de joie aux auditeurs. On l’observe chaque année, il leur donne aussi le pouvoir. Et en quoi ce prix symbolise une radio de service public ?

Eva Bettan : C’est comme une histoire d’amour. Vous ne pouvez pas la quantifier. Il y a le fait que nous n’avons aucun intérêt. Il y a le fait que c’est dans notre mission de service public de servir la culture, de servir le livre et de donner véritablement le pouvoir aux gens. On ne fait pas semblant. Ils ne sont pas des alibis, ils l’ont vraiment. Moi, je dis chaque fois la même chose aux jurés, tout change chaque année. On se rend compte qu’on a affaire à des lecteurs formidables. Il se pose les questions des critères. Qu’est ce que ça doit être un prix du Livre Inter ? On leur dit : vous allez trouver vous-mêmes. Alors les questions viennent : Est-ce que je donnerais à lire à ma tante ? Et puis un autre va dire : mais est ce que c’est ça le critère important ? Bref, quand vous regardez les livres qui ont été élus ces dernières années, il y a une sorte de couleur globale. Vous voyez par exemple, qu’il y a eu des jeunes cette année Anne Pauly. C’est un premier roman. David Lopez « Fief », roman formidable. C’était aussi un premier roman sur les 10, 11 ans il y a eu huit femmes, trois hommes. Mais si ça se trouve dans les dix années prochaines, ce sera autre chose. Et il y avait eu deux ou trois ans avant en 2008, Henry Bauchau, 95 ans, immense écrivain. Donc, le fait qu’il n’y ait pas de règles et qu’on donne tout le pouvoir aux gens, c’est ça qui fait le prix du Livre Inter. C’est en creux que se dessine cette définition du service public.

Emmanuel Kherad producteur de « la Librairie Francophone » entouré de ses amis libraires chaque samedi à 14 heures

Emmanuelle Daviet : Votre émission défend les librairies indépendantes, mais au delà de ce positionnement Emmanuel Kherad, comment cette émission s’inscrit dans le paysage de France Inter par rapport à la diversité des propositions culturelles qui y sont faites ?

Emmanuel Kherad : France Inter, c’est la radio de la culture. Vous avez raison de le dire. Avec la Librairie Francophone, c’est aussi la radio de la Francophonie depuis quinze ans. Effectivement, France Inter est le seul média à porter comme ça la Francophonie et sa diversité, avec des déclinaisons plébiscitées par les auditeurs : l’été, la Librairie Francophone estivale ou encore la version télé qu’on a lancé il y a trois ans avec les chaînes TV5Monde et Suisses, belges, canadiennes et la participation effective, puisque c’est France Inter qui a initié avec la présidence de Radio France cette version télé. Et puis, la Francophonie, c’est la diversité. C’est ça que nous portons. C’est beaucoup plus qu’un concept géopolitique. La Francophonie, elle, valorise toutes les cultures du monde, toute la diversité dans la langue française. Et c’est très important parce que ça permet à des auteurs et artistes du monde Francophone d’être valorisés et soutenus, d’où qu’ils viennent. Voilà, c’est ça qu’on fait dans l’émission.

Emmanuelle Daviet : Depuis le premier confinement, nous avons reçu beaucoup de messages d’auditeurs qui ont affirmé la nécessité de soutenir les librairies indépendantes. Quel a été le rôle de votre émission dans ce soutien à la chaîne du livre ?

Emmanuel Kherad : On a tout de suite mobilisé toutes nos équipes en France, en Suisse, en Belgique et au Canada. En donnant la parole aux libraires, bien sûr, mais aussi en valorisant leurs initiatives pour donner des idées à d’autres. Et puis on a incité les libraires à organiser des ventes sur le pas de la porte. Vous savez, le fameux « click and collect », comme on dit honteusement en France, on dit cueillette, au Canada, c’est beaucoup plus joli, au Québec, en tout cas. On a même été critiqués pour ça en avril, par crainte sanitaire. Et pourtant, tout le monde s’y est mis et ça marche. Et on s’aperçoit aujourd’hui qu’il n’y a pas de risque sanitaire qu’on peut effectivement vendre sur le pas de la porte. Alors on reste comme ça à l’écoute, aux côtés de la chaîne du livre dans son ensemble. Quitte à lancer des idées qui sont parfois controversées. Mais c’est le débat et c’est ça qui fait avancer les choses.

Emmanuelle Daviet : Récemment, l’un de vos auditeurs a écrit : « Je suis un fidèle de votre émission que j’apprécie chaque samedi. Je souhaiterais vous faire part de mon agacement sur votre position anti Amazon. Nous ne vivons pas tous en milieu urbain, et en province, Amazon est pour nous la façon la plus fonctionnelle pour acheter de la littérature et autres produits. Je ne vois pas l’intérêt pour moi de passer via un autre site, quel qu’il soit, car la logistique ne suit pas et les délais de livraison sont fantaisistes. Bref, ne nous infantilisez pas s’il vous et rester dans votre mission de service public. »
Emmanuel Kherad que répondez-vous à cet auditeur ?

Emmanuel Kherad : Déjà, la province, je n’aime pas ce mot là. Je dirais plutôt région et je vis à moitié en région, donc je connais le principe. On défend dans cette émission depuis 15 ans, les librairies indépendantes, c’est selon nous, la véritable mission de service public défendre les librairies indépendantes, c’est aussi défendre la diversité et la liberté. Je ne suis pas anti Amazon. Je ne parle que des livres qu’il faut absolument et, je le répète, acheter en librairies indépendantes. Il faut savoir que le prix du livre est fixe en France, alors rien ne nous empêche de favoriser les indépendants. Certes parfois, il faut faire l’effort d’une attente de livraison plus longue chez un commerçant modeste. Mais ces petits efforts quotidiens, collectifs. C’est notre façon de consommer la culture qui peut ajuster nos comportements dans un monde plus juste. Alors, je comprends que les grands sites en ligne permettent à ceux qui habitent de petites villes d’acheter des produits facilement. Le problème, c’est qu’on nous a mis dans la tête que cette consommation est moderne et indispensable. Mais non, en fait, on n’est pas forcément moderne et inséré dans la société, quand on achète comme ça, on peut faire le choix d’acheter chez de petits commerçants ou dans une enseigne française et ne pas avoir tout de suite. C’est ça, l’engagement citoyen.

Ilana Moryoussef : En fait, les livres qu’on achète en ligne, c’est les livres qu’on sait qu’on veut, mais les livres qu’on ne sait pas qu’on veut et bien c’est en librairie qu’on les trouve.

Emmanuelle Daviet : Et si les librairies sont fragilisées? Si on a moins d’offre que celles proposées par les librairies indépendantes ? Quel est le risque ?

Emmanuel Kherad : Le risque, c’est de voir comme ça dans de grands espaces culturels, des livres qui se vendent en masse, comme dit Ilana. Des livres faciles, ceux qu’on veut dont on a entendu parler dans les médias populaires. Sans l’expertise d’un passionné comme un libraire indépendant, ce serait un drame pour de jeunes auteurs. On en révélera moins, on affaiblira la pensée, on affaiblira l’offre et les petits éditeurs. Et puis, il y a un risque pour des domaines comme la poésie, le théâtre, la photographie. Des BD alternatives aussi. On l’a vu dans le monde de la musique. Vous avez vu les rayons depuis que les disquaires indépendants n’existent plus, ils se sont vidés dans des enseignes qui sont censées vendre de la musique dans sa diversité par cinq, par dix fois. Alors, si on en arrive avec le livre, à ça, qui, je le rappelle, est le premier produit culturel vendu. On va mettre en danger l’exception culturelle française. La France est le pays du débat, de la réflexion et de la culture. C’est le livre qui, depuis toujours, a favorisé cette société du débat. Et cette soif de culture. Et ça passe par des libraires libres et investis.