France Inter a consacré 120 heures d’antenne à l’élection présidentielle en multipliant les émissions, les matinales spéciales pour faire vivre ce rendez-vous démocratique. Cette élection a suscité un nombre important de courriels de la part des auditeurs. Au menu des remarques et des reproches : le temps de parole des candidats, l’omniprésence des sondages, le peu de place accordée à la question du climat et les micro-trottoirs.
Pour répondre à toutes ces questions, Emmanuelle Daviet reçoit Philippe Lefébure, directeur de la rédaction de France Inter et Thomas Legrand, éditorialiste politique de la rédaction.
L’écologie dans la campagne
Emmanuelle Daviet : La sensibilité écologique des auditeurs de France Inter s’est largement manifestée dans les messages reçus ces dernières semaines. Le résumé de leur plainte tient en une phrase : « le climat est le grand absent de la campagne et de vos interviews ». Je vous lis deux messages : « j’ai été interloquée et je ne suis pas la seule du peu de temps, voire de l’absence absolue de questions aux candidats à la présidentielle dans la matinale de France Inter sur le changement climatique. Cela reste une thématique finalement marginale. Avez-vous conscience que ce n’est pas qu’un sujet pour écolo obsessionnel et amish, mais LE sujet pour nos démocraties au XXIᵉ siècle ? » Et puis une autre auditrice écrit : « je vous écoute fidèlement depuis cinq ans. Votre matinale est d’une qualité supérieure aux autres radios. Mais voilà, depuis des mois, je suis révoltée, dégoutée, en colère. J’attends désespérément chaque matin que vous mettiez au centre de l’actualité l’urgence climatique. Des millions de personnes vous écoutent. Vous avez un devoir d’information. Le rôle des médias est capital pour une prise de conscience citoyenne qui va permettre les réformes structurelles dont nous avons besoin, alors qu’ils devraient être au cœur de l’actualité tous les jours, le sujet climatique est, quand il n’est pas absent de vos journaux d’information, tout simplement éclipsé, relégué au quatrième ou cinquième plan de l’actualité ». Alors Philippe Lefébure, Thomas Legrand trouvez-vous les remarques de ces auditrices fondées ?
Philippe Lefébure : Alors, absence absolue de questions sur le climat, franchement, c’est un peu dur d’entendre ça. Sur le constat global, on pourrait dire oui, on pourrait aller dans le sens quand même des auditeurs. C’est vrai qu’on a quand même essayé de faire le maximum, je veux dire vraiment, on a posé les questions sur le climat dans la version XXL du 8h20, Sandy Dauphin, l’une de nos spécialistes environnement, rejoignait l’équipe du matin pour poser des questions. Il y avait une séquence dédiée donc à ces questions. Mais c’est vrai qu’il y avait d’autres, beaucoup d’autres questions à aborder dans l’élément que vous avez diffusé, bien sûr, l’Ukraine, le pouvoir d’achat, ça a pris beaucoup, beaucoup de place. Mais les questions qui ont été abordées et les réponses surtout qui ont été données à nos journalistes, portaient uniquement sur l’énergie finalement, on a parlé de l’éolien, on a parlé du nucléaire et on s’est un peu limité finalement à ces questions-là quand on a voulu aborder le climat.
Emmanuelle Daviet : Thomas Legrand, comment vous expliquez que la question du climat ait été si peu évoquée au cours de la campagne ?
Thomas Legrand : D’abord, c’est ce que je voulais dire, c’est au cours de la campagne qu’elle a été peu évoquée, parce que la campagne a démarré il y a quelques mois par l’irruption d’Eric Zemmour, ça a été le fait de campagne, et de ses thèmes. Lui, il avait une théorie, celui qui gagne à la fin, c’est celui qui impose ses thèmes. Il a voulu imposer ses thèmes qui n’étaient pas l’environnement. Nous, dans le paysage médiatique, nous avons résisté à ça. Nous n’avons invité Eric Zemmour que quand il a été candidat officiellement. Nous avons une émission tous les après-midi dédiée à la science et à l’environnement quotidienne. Moi, dans mes éditos, modestement, je pense que j’en parle assez souvent et que je relaie souvent cette cette préoccupation environnementale ou écologiste. Et dans la question écologique, le climat et le réchauffement a pris le pas sur la biodiversité parce que il y a l’alerte du GIEC. On a beaucoup parlé du GIEC. Je trouve ces remarques un peu injustes et en même temps je les comprends parce que l’urgence est tellement forte que ça devrait être à la une de tout. Je pense qu’à France Inter on fait plutôt le job, plus que les autres, mais sans doute pas assez.
Emmanuelle Daviet : Sans doute pas assez au regard des messages qu’on reçoit.
Philippe Lefébure : Et ce sont nos interlocuteurs qui ne sont pas allés sur le terrain de la réflexion sur le modèle économique, le modèle de société. Vraiment, ils se sont contentés des débats sur l’éolien, sur le nucléaire qui n’est pas une petite question. Mais il était difficile d’aller sur un autre terrain avec eux, vraiment, écoutez les interviews telles qu’elles ont été menées et les réponses qu’on a eues en face.
Emmanuelle Daviet : Certes, mais c’est aussi aux journalistes de mettre les sujets sur la table.
Thomas Legrand : Je pense que sur cette antenne, la coloration environnementale, la préoccupation environnementale est quand même largement plus présente qu’ailleurs. Certainement pas assez. Merci les auditeurs de nous rappeler.
Les sondages
Emmanuelle Daviet : Déficit de sujets sur l’urgence climatique pour les auditeurs et en contrepoint, surabondance de commentaires sur les sondages. Ils estiment que si en studio on se délecte des sondages, eh bien eux, de l’autre côté du poste, ne cachent pas une certaine lassitude, voire de l’exaspération, envers les dérives sondagières. Voici quelques messages : « j’écoute votre émission. Les médias passent malheureusement beaucoup de temps à commenter la campagne sur des données et essentiellement des sondages, plutôt que de s’intéresser au fond, à savoir les propositions des candidats. C’est dommage de ne pas s’intéresser sur ce déficit d’analyse utile à l’auditeur comme à l’électeur. » Un autre message : « pendant que vous commentez les sondages, vous ne parlez pas des programmes. Pourquoi ne pas interdire les sondages quinze jours avant les élections ? Il y aurait plus de démocratie. » Et cet auditeur écrit « le temps passé à commenter les sondages devrait être consacré à la comparaison des programmes des différents candidats. Est-ce que les médias feront un jour une autocritique sur ce point ? » Nous avons reçu des messages plutôt virulents. Pourtant, on sait qu’il est utile de décrypter les sondages, comprendre les panels, la méthodologie, les marges d’erreur, la fiabilité, leur crédibilité. Philippe Lefébure, pensez-vous que la place accordée aux sondages a été trop importante ?
Philippe Lefébure : Je veux d’abord, faire une précision : France Inter n’a commandé, n’a acheté aucun sondage d’intentions de vote. C’était vraiment notre choix. On a demandé à Ipsos des enquêtes, des sondages sur des thématiques, l’abstention, quel président souhaitez-vous, le leadership présidentiel, les jeunes, le vote des jeunes, les thématiques que vous souhaitez voir développer, etc. Donc ensuite, on ne peut pas évidemment effacer ce qui existe et ce qui est le moteur des campagnes des uns et des autres : les sondages. Donc on met du journalisme autour. Il faut du journalisme, expliquer pourquoi un candidat change un peu de stratégie, évolue parce qu’il est en retard ou en avance sur les sondages, je ne sais pas. Mais voilà, les sondages existent, il faut les commenter, il faut analyser, il ne faut pas les donner brutes. On a décidé à Inter de ne pas le faire.
Thomas Legrand : C’est un instrument à destination aussi des auditeurs et des électeurs. Ça ne doit pas être l’instrument principal. Mais souvent on oppose, le choix stratégique au choix de conviction. Mais souvent, sa stratégie est guidée par sa conviction. Je prends un exemple qui pourra peut être parler à certains de nos auditeurs : des auditeurs qui auraient voulu voter Jadot par conviction, par proximité. Est-ce que ceux qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour en se disant que Jean-Luc Mélenchon allait éliminer Marine Le Pen, c’est un cas qui a été assez répandu et qui explique que Jean-Luc Mélenchon soit passé en quelques semaines de 13%, 14% à 22% et même dans les dernières heures. Est-ce que ceux là n’ont pas fait un choix de conviction ? Est-ce qu’ils n’ont pas fait une hiérarchie ? D’abord, je voudrais d’abord me débarrasser de l’extrême droite. C’est aussi une conviction. Ça se base sur une stratégie, la stratégie et la conviction on ne peut pas les séparer en politique, c’est très compliqué de les séparer. Et je ne vois pas pourquoi il n’y aurait que les hommes politiques qui auraient le droit d’être stratèges. Aussi, les électeurs ont droit d’être stratèges. Alors c’est très embêtant de bannir les sondages ou alors de vouloir les interdire pour les auditeurs.
Emmanuelle Daviet : Alors ça, ils sont très nombreux à nous l’écrire.
Thomas Legrand : S’ils sont interdits pour les électeurs, ils ne seront pas interdits pour les politiques.
Philippe Lefébure : Oui, attention on ne peut pas interdire leur production, donc ils existent.
Thomas Legrand : Donc les politiques auraient le droit de les voir et donc d’adapter leur discours de fond, parce qu’ils feraient ça, en fonction des sondages sans que les auditeurs le sachent.
Emmanuelle Daviet : Et là on nous reprocherait un manque de transparence.
Thomas Legrand : Voilà. Est-ce que tous ces gens qui critiquent les sondages n’auraient pas aimé avoir des sondages fiables ? En 2002, quand ils ont voté Taubira par exemple. Certains se reconnaîtront aussi, je pense.
Les temps de parole
Emmanuelle Daviet : Nous allons évoquer les temps de parole qui ont régi la campagne électorale. Dans leurs messages, les auditeurs font part de leur incompréhension, voire de leur crispation sur le temps de parole octroyé à chaque candidat. Parmi les émissions ayant suscité des critiques, « Questions Politiques », diffusée le 27 mars, à laquelle participait Xavier Bertrand, Amélie de Montchalin, Nicolas Dupont-Aignan, Anne Hidalgo, Jean Lassalle et Nathalie Arthaud en raison du principe d’équité des temps de parole fixé par l’ARCOM (ex CSA). Les quatre derniers candidats ont eu droit chacun à cinq minutes pour s’exprimer dans cette émission d’un format de 56 minutes. Un principe fustigé par les auditeurs. Voici une sélection de leurs messages : « je m’interroge sur cette mascarade que vous avez organisée dans votre émission. À quoi sert ce défilé de candidats auxquels vous ne laissez pas le temps de parler? Tout le monde est frustré, les candidats comme les auditeurs. Ces règles de temps de parole ne sont pas justes. Et vous, journalistes, vous pourriez refuser de les cautionner. Cette campagne est vraiment décevante à tout point de vue. » Un autre message « Je suis choqué par votre émission cinq minutes par candidat à l’élection. Comment peut-on permettre une émission aussi gadget, aussi inutile dans un contexte ou le risque d’abstention est si fort ? » Et puis un dernier message : « quand est-ce que les journalistes politiques de Radio France se révolteront contre les conditions d’entretiens avec les candidats aux élections? L’audiovisuel public se doit de ne plus obéir mais se révolter au nom du principe d’égalité et non de pseudo égalité qu’est l’équité. » Philippe Lefébure comprenez-vous la colère des auditeurs ?
Philippe Lefébure : Je peux faire quand même une petite explication rapide. En période normale, le pluralisme s’impose pour tous les médias selon la règle d’un tiers pour l’exécutif, deux tiers pour les partis, y compris le parti majoritaire, ça fait une grosse représentation finalement de l’exécutif et des élus qui la soutiennent. La phase élection, il y a deux phases, ça se décompose en deux : l’équité. On donne la parole en fonction du poids politique et de l’animation de la campagne qu’on attribue à tous les candidats. 12 avaient été retenus et ont été retenus par le Conseil constitutionnel. Et puis il y a les quinze derniers jours avant le premier tour. Là, c’est l’égalité complète. C’est là qu’on s’amuse un peu. Mais ce que dénoncent, c’est étonnant, parce que ce que pointent les auditeurs, c’est la période d’équité. Il y avait deux dimanches, donc deux émissions « Questions politiques », qu’est-ce qu’on fait puisqu’on ne peut pas donner la parole aux 12 candidats 1h à chacun en deux dimanche. On a décidé effectivement de consacrer deux émissions aux douze candidats ou à leurs soutiens et de répartir le temps en fonction du temps accordé selon le principe de l’équité. Donc, ça a donné quelque chose d’un peu étrange, j’en conviens. L’autre manière et l’autre décision à prendre, c’était de supprimer les deux émissions politiques en pleine campagne, ce qui était un peu compliqué.
Emmanuelle Daviet : Thomas Legrand, pensez-vous que cette politique du chronomètre conduit les journalistes à faire davantage de comptabilité qu’à remplir leur mission journalistique ?
Thomas Legrand : Il l’a pas dit, Philippe Lefébure, qui est directeur de la rédaction, qui normalement s’occupe de de l’animation, le pauvre pendant ces 15 jours il était le chronomètre. Toutes les grandes études qu’il a faites pour devenir un brillant journaliste ont été réduites à juste un chronométreur. Et moi, éditorialiste, j’étais même conduit à dans mes commentaires, à devoir chronométrer de qui je parlais. Alors je m’étais amusé à expliquer que c’était d’une contrainte littéraire, comme ce que proposaient l’Oulipo et Georges Perec, qui faisait disparaître le « e », par exemple, dans des exercices de style. Moi, je faisais disparaître carrément les mentions des candidats, ou alors je donnais tous les candidats dans des chroniques, ce qui était une contrainte qui m’a obligé finalement à faire des des choses que j’ai trouvé intéressantes. Par exemple, j’ai comparé les deux trotskistes puisque nous avons la chance d’avoir deux trotskistes à l’élection présidentielle et avec ce truc absolument absurde j’ai parlé par exemple de Nathalie Arthaud et je décrivais un peu un fonctionnement de secte. Donc ce n’était pas tellement favorable. Mais ça comptait quand même comme temps de parole pour Nathalie Arthaud. Parce que j’assume pas l’idée que ça soit objectivement défavorable. Je décris une réalité. Certains peuvent trouver que c’est défavorable. La plupart, j’imagine, d’autres qui aiment bien les sectes, trouveront que c’est favorable. En tout cas, c’était un travail journalistique.
Philippe Lefébure : Oui, les auditeurs se sont plaints de la période d’équité et les journalistes et la rédaction se sont beaucoup plaints de la perte d’égalité où il fallait effectivement donner le même temps d’antenne et le temps de parole aux candidats. Moi je crois que quand même, quinze jours tous les cinq ans ou d’un seul coup, tous les courants politiques français peuvent s’exprimer de la même manière et pendant le même temps, je crois que c’est important. Nous, ça nous bouleverse beaucoup parce qu’on ne travaille pas comme ça le reste de l’année. Mais je trouve que c’est un exercice démocratique qu’il faut maintenir, quand ils nous demandent de ne pas suivre les règles, je les invite à regarder sur le site de l’ARCOM quels sont les médias qui n’ont pas suivi ses règles. Moi, je pense que le service public devait absolument tenir cette règle.
Thomas Legrand : Les médias « bollorisés » par exemple, n’ont pas tenu cette règle.
Philippe Lefébure : Voilà donc je vous invite à vérifier qui a suivi ces règles et c’est assez étonnant. Et je pense que vraiment, voilà quinze jours tous les cinq ans c’est bien.
Trop de micro-trottoirs ?
Emmanuelle Daviet : On aborde à présent la question des micro-trottoirs qui suscitent beaucoup de messages. En voici quelques uns : « nous avons encore eu droit ce matin à un micro-trottoir sans aucun sens ou quelques électrices et électeurs s’expriment sur leur choix au second tour. Ils expriment d’ailleurs des banalités particulièrement creuses. » Autre message : « ne pourrait-on pas faire cesser ces micro-trottoirs qui se substituent aux analyses, sachant que ces moments pris sur le vif sont choisis pour faire support de l’argument des journalistes. Avec ce vernis d’authenticité, donc de vérité », un autre auditeur écrit « Est-ce qu’il serait possible d’arrêter avec ces interviews de quidams qui ne servent à rien ? On souhaite du fond, pas du remplissage. » Et puis enfin un dernier message « je suggère, écrit un auditeur, que des progrès soient réalisés en matière d’usage des micro-trottoirs ou les journalistes privilégient les paroles plus que simplistes sans qu’il y ait de contrepoint, avec des prises de parole plus consistantes ou nuancées. » Philippe Lefébure, que vous inspirent ces remarques de vos auditeurs ?
Philippe Lefébure : Pour moi, des micro-trottoirs, on n’en fait pas sur France Inter, on descend pas dans la rue pour demander à n’importe qui son avis sur la guerre en Ukraine, le conflit israélo palestinien. Ce qu’on a fait pour cette campagne, c’est d’aller voir les électeurs des fois en situation, je pense à « un feuilleton de la France » qu’on a appelé ça comme ça. C’était les zooms spéciaux, le repas en famille juste avant ou juste après l’élection, je ne sais plus. En tout cas, voilà, notre journaliste s’est immiscée dans un moment de vie et a laissé les gens parler. Mais elle était reporter. Elle a apporté son analyse, sa distance, elle a pu enlever des choses, laisser des choses se dire. L’idée, c’est quand même d’entendre la parole des Français, de ceux qui vont voter. Ils sont partie prenante de la campagne et de l’élection en cours, et d’entendre ce qu’ils ont envie de dire. Donc on n’a pas jugé ce qu’ils disent, « banalités », je trouve que c’est dur d’entendre ça de la part d’un auditeur. Vraiment, on entend le micro, on essaye de comprendre ce que l’électeur pense et ce qu’il va faire.
Thomas Legrand : Souvent, c’est des illustrations sonores des petites fenêtres sur la rue, sur la vie. Un peu à prendre comme une photo dans un journal de papier. Personne dit qu’une photo raconte tout simplement c’est un plus, c’est plus vivant. Mais il n’y a pas effectivement sur France Inter des micro-trottoirs bruts avec de la parole brute.
Philippe Lefébure : Et voyons l’ensemble, « le feuilleton de la France » est suivi d’un édito éco, d’un édito politique, d’un invité politique…
Thomas Legrand : Et de spécialistes; on nous reproche souvent d’avoir trop de spécialistes.