À la suite des dernières frappes israéliennes sur la bande de Gaza, les auditeurs nous ont écrit au sujet du traitement éditorial de cette situation. Pour leur répondre, Thibault Lefèvre, correspondant de Radio France à Jérusalem et Richard Place, directeur de la rédaction de Franceinfo, sont au micro d’Emmanuelle Daviet.
Emmanuelle Daviet : On commence avec une question de vocabulaire et ce message d’un auditeur : « Il est insupportable d’entendre parler de reprise des combats à Gaza avec 100 morts gazaouis par jour sous les bombes israéliennes. Parlons de massacres. Il est dangereux de ne pas être rigoureux avec le vocabulaire. Il faut plus de sérieux, de rigueur, de courage, de professionnalisme. » Richard Place, vous êtes directeur de la rédaction de Franceinfo. Que vous inspire ce type de remarques ?
Richard Place : Je crois profondément que les journalistes de Franceinfo sont professionnels, sérieux, rigoureux et même courageux quand il s’agit d’aller sur des terrains difficiles, avec pour seul objectif de donner à entendre ce qui se passe en France et dans le monde. Le journalisme à Franceinfo, c’est justement ne pas donner son avis, en particulier sur ce conflit, ô combien sensible. On le voit, il fracture la société, il électrise les débats. Franceinfo ne débat pas mais informe. Quand vous écoutez Franceinfo, on vous raconte les faits sur le terrain, le plus possible. On les éclaire aussi grâce à nos spécialistes, ceux de notre rédaction internationale et parfois des experts que l’on choisit avec la plus grande prudence. Vous pouvez aussi entendre des opinions de la part d’acteurs, d’élus français ou étrangers. Ce sont alors des interviews menées le plus souvent en direct, avec la plus grande vigilance. Si nécessaire, nous revenons ensuite sur les propos tenus pour les corriger quand ils sont inexacts. Nous ne sommes pas parfaits, mais ce que je viens de vous dire irrigue notre travail quotidien. Tout le monde est libre d’avoir un avis sur ce sujet comme sur tous les autres. Avec Franceinfo, je crois que les Français disposent d’une radio et d’un site internet où ils savent qu’ils trouveront des informations objectives. Libre à eux de se faire leur opinion ensuite. Mais nous ne sommes pas là pour livrer du prêt à penser.
Emmanuelle Daviet : Alors, précisément au sujet de la notion d’objectivité, une auditrice écrit : « Je ne comprends pas pourquoi les journalistes ne traitent pas ce conflit en critiquant objectivement les attaques d’une armée contre des structures civiles comme des hôpitaux, avec tous ces civils tués, livrés au manque d’eau, à la famine. Le monde entier brandirait alors des menaces pour que cessent de telles violence. » Thibault Lefèvre, vous êtes le correspondant de Radio France à Jérusalem. Est-ce le rôle des journalistes de critiquer les attaques d’une armée ?
Thibault Lefèvre : J’aimerais tout d’abord vous dire que je suis à la fois journaliste, mais que je suis un auditeur des antennes de Radio France et de Franceinfo. Et quand j’ai ma casquette d’auditeur, eh bien, j’ai des avis, j’ai des opinions, j’ai des partis pris ici à la maison, à Jérusalem, on discute de telle ou telle actualité et je vous assure que je comprends sincèrement les émotions et les colères des uns et des autres, et notamment des auditeurs, avec en ce moment ce qui se passe à Gaza. Je pense qu’on peut unanimement tous condamner ces frappes délibérées sur des civils, sur des écoles, sur des hôpitaux et tous ces discours de haine et d’appels au nettoyage ethnique prônés clairement par toute une frange de la classe politique israélienne qui est actuellement au pouvoir. Il y a un an et demi après le massacre du 7 octobre, j’ai aussi essayé de saisir et comprendre l’émotion et la colère des Israéliens qui ont été attaqués de manière barbare sur leur territoire avec un mode opératoire clairement terroriste. Le Hamas a en fait réveillé la peur existentielle de mourir chez ces Israéliens et c’est d’ailleurs à mon avis ce ressort là qui permet de comprendre pourquoi la société, dans sa majorité encore aujourd’hui, laisse son armée raser Gaza et tuer ses habitants. Ceci dit, quand on est journaliste et c’est là où j’enlève ma casquette d’auditeur. Il faut avoir des boussoles, des repères qui vous permettent de jauger des événements, de hiérarchiser, d’utiliser les bons termes, les termes appropriés pour informer tous les auditeurs. Et ma boussole dans cette région, c’est le droit international. Je vous donne un exemple en Cisjordanie, qu’Israël appelle la Judée Samarie. Eh bien, Israël est une puissance occupante. On parle donc des colons qui habitent dans des colonies, sur un territoire qui ne leur appartient pas. Et lorsqu’Israël, par exemple, s’attaque à une école ou un hôpital à Gaza, on parle de crimes de guerre présumés. Et si un jour un tribunal pénal international détermine que tel ou tel acte relève du crime de guerre, eh bien on le dira. Je ne sais pas en tout cas si on doit ou si on peut prétendre à l’objectivité. Mais ce que je sais, c’est qu’on travaille avec honnêteté, en s’appuyant, comme je vous l’ai expliqué, sur des boussoles.
Emmanuelle Daviet : Une autre auditrice écrit : « Je suis interloqué par la naïveté des questions à propos de Gaza. Quand vous demandez à vos interlocuteurs comment se fait-il qu’on ait si peu d’infos ? Pourquoi Israël empêche les journalistes étrangers de se rendre sur place? ». Thibault Lefebvre, ces questions vous paraissent-t-elle vraiment naïves et ne soulèvent-t-elles pas, au contraire, les problèmes rencontrés par les journalistes pour travailler dans des conditions correctes ?
Thibault Lefèvre : On rencontre de nombreux problèmes pour travailler justement correctement dans cette région. C’est la première fois qu’Israël empêche des journalistes d’entrer indépendamment dans Gaza pendant une aussi longue période. On est à 19 mois de guerre. Alors Israël nous propose ce qu’on appelle des « embedded », de nous embarquer avec des soldats sous un étroit contrôle de communicants. Moi, j’ai pu aller deux fois à Gaza dans ces conditions-là, mais évidemment, ce n’est pas satisfaisant. Et encore une fois, par honnêteté, on le précise dans nos reportages. Quand un reportage est tourné dans ces conditions-là, on dit qu’il a été tourné avec l’armée. Je vous rappelle qu’Israël, c’est une démocratie, que cette démocratie doit respecter le droit de la presse. Et évidemment, c’est ce qui n’est pas fait depuis plus d’un an et demi. Alors vous dire deux choses, c’est que tous les journalistes étrangers ici, donc les Français, les Anglais, les Américains notamment, nous sommes rassemblés dans un syndicat qui s’appelle la Foreign Press Association et ça fait maintenant 19 mois qu’on va tous ensemble régulièrement devant la Cour suprême, qui est la plus haute juridiction ici en Israël, pour demander un libre accès à Gaza. Et pour le moment, systématiquement, cette demande est rejetée. Donc non, nous ne travaillons pas dans des conditions normales. Oui, notre droit à informer tous nos auditeurs est entravé par les Israéliens. Je voudrais saluer le travail précieux de tous nos collaborateurs à Gaza. Petit à petit, on a fabriqué un système et un réseau. On a mis en place un réseau d’interlocuteurs de confiance, fiables, qui nous permettent aujourd’hui de nous informer sur Gaza. Qui sont nos yeux, qui sont nos oreilles et qui sont les intermédiaires par lesquels vous pouvez, vous, auditeurs, savoir ce qui se passe exactement à Gaza. Je voudrais vraiment saluer leur travail précieux, leur courage. Je vous rappelle qu’il y a plus de 200 journalistes palestiniens qui sont morts depuis le début de la guerre à Gaza.