Un auditeur nous écrit : « Je trouve très dérangeant de continuer à appeler Poutine « le maître du Kremlin », ce qui lui donne une sorte d’aura et peut être même interprété comme une marque de respect. Evitons de flatter et de vénérer, au moins dans les termes, les pires dirigeants de l’époque ! « 

D’où vient l’expression « maître du Kremlin » ? Son usage est-il fautif ? L’analyse de Michel Tissier, Maître de conférence à l’Université Rennes 2, spécialiste de la Russie, auteur de « L’empire russe en révolutions. Du tsarisme à l’URSS » chez Armand Colin.

Les journalistes ont souvent besoin de périphrases pour désigner une personne omniprésente dans l’actualité, sans répéter toujours son nom ou sa fonction. Cette expression « maître du Kremlin » pour parler du président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, est devenue une tournure usuelle, un cliché. Vous paraît-elle pertinente ?

Michel Tissier : La question que soulève votre auditeur porte sur ce que sous-entend ce cliché. Est-ce une expression particulièrement déférente à l’égard du dirigeant russe, comme il en fait l’hypothèse ? Ce n’est pas exclu, bien entendu. Cependant il ne me paraît pas que l’opinion des journalistes en France soit unanimement favorable à Vladimir Poutine, ni à ce qu’il représente politiquement. Cela ne date pas du début de l’invasion massive de l’Ukraine il y a quelques semaines (même s’il y a eu aussi des gens pour soutenir le pouvoir poutinien jusque-là).

Donc la connotation de cette tournure journalistique témoigne moins, selon moi, d’une marque de respect que d’une représentation très courante sur la nature du pouvoir en Russie. Vladimir Poutine est formellement le président élu d’un régime de type républicain, où des élections sont organisées de façon périodique.

Alors pourquoi Vladimir Poutine n’est-il pas désigné comme le « locataire du Kremlin » (siège de la présidence de la Fédération de Russie), comme le président des États-Unis est couramment désigné en tant que « locataire de la Maison-Blanche ?

MT : Vraisemblablement parce que les journalistes n’accordent pas la même valeur aux processus électoraux tels qu’ils se déroulent aux États-Unis (ou dans d’autres pays occidentaux) et en Russie.

Ont-ils des raisons valables pour cela ?

MT : Je ne parlerai pas de ce qu’il en est pour les pays occidentaux, je vais me contenter de parler de la Russie. La sincérité des opérations électorales et le pluralisme politique ont été considérablement réduits depuis que Vladimir Poutine est au pouvoir, c’est-à-dire depuis une vingtaine d’années, si l’on considère toutes les responsabilités de premier plan qu’il a exercées. De plus, une révision de la constitution fédérale a levé en 2020 les restrictions au nombre de mandats présidentiels qu’il peut effectuer d’affilée. Tout a donc été fait juridiquement pour permettre à Vladimir Poutine de rester au pouvoir aussi longtemps qu’il le veut ou le peut. Dans une perspective historique de plus longue durée, on peut constater que le système de la démocratie représentative à l’occidentale ne s’est jamais implanté en Russie. Il y a eu des tentatives pour développer ce système en Russie (au début du XXe siècle à l’époque des révolutions russes ; après la chute de l’URSS dans les années 1990), mais sans installation durable jusqu’à présent.

L’impression qui domine est celle d’un pouvoir non seulement autoritaire, mais même de type absolu. En ce sens l’expression « maître du Kremlin » semble surtout placer le pouvoir de Vladimir Poutine dans la continuité de celui des tsars, par-delà la période soviétique au XXe siècle.

MT : À Moscou, le Kremlin, c’est-à-dire d’abord le lieu fortifié, puis le palais, était à la fois le siège de ce pouvoir, et son symbole (avant le transfert de la capitale à Saint-Pétersbourg, à l’époque de Pierre le Grand qui a pris le titre d’empereur au début du XVIIIe siècle). Cependant les tsars prétendaient être les maîtres d’un domaine bien plus vaste que le seul Kremlin ou que leur capitale (Moscou, puis Saint-Pétersbourg). En 1897, l’empereur Nicolas II répondit au questionnaire du premier recensement général de son immense empire en indiquant que son genre d’occupation (sa « profession ») était d’être le « maître de la terre russe ». La figure du « maître » est présente depuis très longtemps dans l’histoire russe. C’est le maître du domaine (le seigneur), qui a autorité sur ses serfs, ses gens, au XVIIIe et au XIXe siècle. Et c’est donc aussi le maître de l’empire, le tsar, dont le pouvoir vient de Dieu et qui s’inscrit dans une lignée dynastique. En utilisant cette image du « maître » pour parler du président russe actuel, on passe en quelque sorte par dessus la période soviétique (1917-1991). Pourtant les dirigeants soviétiques ont également utilisé les symboles ancestraux du pouvoir en Russie, à commencer par le lieu de pouvoir qu’est le Kremlin. Dans le système soviétique, l’incarnation du pouvoir était néanmoins quelque chose de plus complexe. Le dirigeant était à son poste, en théorie, parce que les organes du Parti communiste de l’Union soviétique l’avaient décidé. C’étaient ces organes qui géraient la succession des dirigeants, même si pour sa part Staline s’était affranchi de tout contrôle.

Et aujourd’hui, qu’en est-il pour le président de la Fédération de Russie ?

MT : S’il est censé tenir son pouvoir, non pas de sa place dans une dynastie monarchique, ni du choix d’instances collectives d’un parti dirigeant, mais d’élections démocratiques, on a vu que la sincérité de ces élections n’a cessé d’être amoindrie au cours de ses mandats successifs. Il est de plus en plus dangereux en Russie de s’opposer au pouvoir de Vladimir Poutine. La manipulation des élections est-elle tout ce qu’il lui reste pour affirmer sa légitimité ? Beaucoup disent que la guerre en cours a été déclenchée parce que le président a besoin de se présenter comme le seul capable de faire reconnaître la puissance de la Russie dans le monde, voire de reconstituer un empire. Mais si la Russie perd la guerre, que se passera-t-il, et qu’adviendra-t-il de son pouvoir ?

Revenons à l’expression « maître du Kremlin ». L’usage de certaines tournures, de clichés, est toujours une facilité et va rarement sans poser question. Quel problème identifiez-vous avec l’emploi de cette formule ?

MT : Le problème avec l’expression « maître du Kremlin » pour désigner le président russe actuel est qu’elle entretient l’idée que la Russie non seulement n’a jamais connu la démocratie, mais aussi qu’elle ne pourra jamais la connaître, que sa population est vouée à obéir à un chef absolu. Cette question est source de controverses récurrentes entre spécialistes, mais d’abord au sein de la population russe. Certains pensent qu’en Russie la nature du pouvoir ne pourra jamais changer. D’autres insistent sur le fait que l’histoire politique du pays est traversée de luttes entre des forces antagonistes. Les défenseurs d’un pouvoir autoritaire ont souvent prétendu que la Russie risquait de se disloquer ou de sombrer dans le chaos si le pluralisme politique y était établi et respecté. D’autres mouvements ont contesté cette idée, sans avoir d’ailleurs les mêmes objectifs politiques. Ces luttes font donc partie de l’histoire russe. Aujourd’hui, Vladimir Poutine dépeint les opposants à sa politique et à la guerre en Ukraine comme des traîtres, comme des gens vendus à l’Occident. Ils ne sont pourtant pas moins russes que lui. Vladimir Poutine est peut-être le « maître du Kremlin », mais le Kremlin (d’hier et d’aujourd’hui) n’est pas la Russie. Même si le soutien à Poutine semble dominer dans le pays, il est important que les journalistes continuent à informer le public sur la diversité de ce pays, en dépassant l’image qui en est donnée depuis le Kremlin et par son « locataire » actuel !