Bernard Cerquiglini qui participe à la rubrique « le sens des mots » pour le site de la médiatrice des antennes signe cette année l’édito de cette édition 2022 du « Petit Larousse illustré »
Comme chaque année, le Petit Larousse illustré accueille dans ses colonnes 150 nouveaux mots, sens et expressions qui sont le reflet des évolutions de notre monde. Fait inédit : ce millésime est amplement marqué par la crise sanitaire. On constate en effet que de très nombreux nouveaux mots, sens et expressions sont en lien avec la pandémie.
« Le combat contre la pandémie fut en premier lieu du ressort de la langue […] car il importe à tous de comprendre et de nommer, avant d’agir. La crise sanitaire a rappelé les vertus d’une langue commune de qualité et de clarté ; elle a prouvé la vigueur innovante de cette langue. La riposte sanitaire doit beaucoup au génie linguistique francophone. »
Bernard Cerquiglini Professeur émérite de l’Université de Paris, Membre de l’Académie royale de Belgique
Des mots contre les maux : comment la langue française a triomphé de la crise sanitaire
Le combat contre la pandémie fut en premier lieu du ressort de la langue. Le français devait disposer d’un lexique médical précis en vue du diagnostic, des soins, de la protection ; il en fut pourvu. La prévention massive échappait toutefois aux vocabulaires spécialisés pour concerner la langue générale, celle que relève le Petit Larousse illustré.
Une population entière, en effet, se protège en partageant des connaissances, des objectifs, des pratiques ; ce partage commence par les mots. Il importe à tous de comprendre et de nommer, avant d’agir. La crise sanitaire a rappelé les vertus d’une langue commune de qualité et de clarté ; elle a prouvé la vigueur innovante de cette langue. La riposte sanitaire doit beaucoup au génie linguistique francophone.
En quelques semaines, la langue générale s’est enrichie : un vocabulaire jusqu’alors réservé aux spécialistes a nourri les médias et la conversation, ce dont le Petit Larousse 2022 prend acte. Ces vocables sont principalement médicaux (COVID-19, SARS-CoV-2), numériques (le VPN, qui permet au télétravailleur d’accéder sans risque à son réseau professionnel), mais pas seulement : quand il fallut improviser des morgues, le dépositoire (qui accueille les cercueils en attente d’inhumation) quitta le lexique des professionnels pour entrer dans le langage usuel, et le dictionnaire.
Il est vrai que le français avait déjà de quoi répondre à l’épidémie. Face à la crise soudaine, il a mobilisé un vocabulaire depuis longtemps recueilli dans le Petit Larousse, mais absent de la conversation quotidienne : asymptomatique, comorbidité, confinement, coronavirus, hydroalcoolique, incubateur, intubation, pandémie, PCR, respirateur, etc., sont devenus d’usage courant ; l’écouvillon, la quarantaine et même le Plexiglas ont repris du service. Toutefois, ce vocabulaire technique n’a pas rejoint la langue usuelle sans changement : la lutte collective contre la pandémie a infléchi le sens des termes, évolution dont le Petit Larousse 2022 tient compte. En médecine, l’adjectif asymptomatique qualifiait une maladie ; il se dit désormais d’une personne. Le virus peut être aéroporté : jusqu’ici, seules des troupes l’étaient. Le confinement n’est plus seulement une précaution en matière de centrale nucléaire ; il est un confinement sanitaire, conduite imposée à une population, invitée à se protéger en se confinant.
Le mot masque lui-même a vu son sémantisme évoluer. Il dut longtemps à son origine vénitienne un sens de dissimulation, concurrencé à l’époque moderne par une idée de protection (masque d’escrimeur, à gaz). Ce dernier emploi l’emporte désormais : le masque fait barrière, devient un bouclier. Le verbe pronominal a suivi : quand un gouvernement invite le peuple à se masquer, il ne le convie pas au carnaval.
L’apparition d’un sens nouveau se traduit le plus souvent par la création d’une locution, précisant ou infléchissant un terme. Les locutions constituent ainsi, par leur nombre et leur fréquence, un lieu d’innovation lexicale efficace et rapide ; le Petit Larousse 2022 en valide les effets. Dès lors, il est une continuité pédagogique, on autorise un déplacement dérogatoire, la distanciation est devenue physique, l’essai est randomisé, le foyer, le pic et le plateau sont épidémiques, l’immunité est collective, le porteur peut être sain, comme l’état d’urgence et le couvre-feu sont sanitaires. De même, le geste est une barrière et la létalité a un taux.
La langue fait ainsi preuve de sa capacité néologique : la réponse à l’épidémie requiert des mots nouveaux ; on les crée. Les modèles sont disponibles : le virus est diffusé dans l’air (aéroporté) ou transmis par la main (désormais : manuporté). Ramenée à deux semaines, la quarantaine a suscité la quatorzaine, jolie création promptement adoptée (en attendant la « septaine », déjà attestée). La préfixation a également montré son aisance. Sur télé-, on a fait notamment téléconsultation, terme devenu usuel, et télétravailler. Ce verbe est digne d’intérêt : sa fréquence faible ne lui avait pas permis de figurer au Petit Larousse ; il est soudain d’emploi général et entre au dictionnaire, où il complète télétravail et télétravailleur. Les anciens préfixes ont témoigné de leur vigueur : dé-, en particulier, qui exprime la cessation, un état inverse ou contraire. Qui croirait que le substantif déconfinement ainsi que le verbe déconfiner (et se déconfiner) n’avaient connu, avant le mois de mars 2020, que d’infimes attestations en sûreté nucléaire ? Absents de la langue générale et des dictionnaires, les voici, bien formés et transparents, mis en circulation en peu de semaines, rendus indispensables, propices au jeu néologique : qui n’a craint un possible reconfinement, suivi d’un espéré « redéconfinement », quand il sera loisible de se « redéconfiner » ?
La pandémie et le long confinement ont suscité par réaction une créativité ludique impressionnante, notamment suffixale. Ainsi, corona (« couronne » en latin), qui désigne la forme particulière d’un virus, est devenu un préfixe : confiné, on lisait pour ne pas devenir « coronidiot », on travaillait ses « coronabdos », avant de prendre un « coronapéro » avec ses « coronamis ». Néologie éphémère ? Ce n’est pas sûr : les corona bonds des emprunts européens, les coronapistes ouvertes en ville aux cyclistes entrent au Petit Larousse.
Cette appropriation collective de la langue se marque aussi par la négative. On pouvait craindre que l’arrivée dans l’usage de termes médicaux, ou relevant du nouveau commerce à distance, s’accompagnât de nombreux anglicismes ; force est de constater qu’il n’en est rien : le français, en la circonstance, fait preuve d’une singulière résistance. Dans l’usage, le cluster infectieux cède du terrain devant le foyer de contagion, locution nouvelle ; le tracking recule face au traçage, qui rejoint au dictionnaire traçable et traçabilité. Notons que distanciation sociale, calque fâcheux de social distancing (car l’adjectif français social, au rebours de son homologue anglais, évoque un rapport de classes), s’efface devant distanciation physique. Épousant cette tendance, le Petit Larousse 2022 observe que cliqué-retiré vaut bien click and collect, qu’un retrait rapide (que l’on peut d’ailleurs effectuer à pied) se comprend mieux qu’un drive.
Que la lutte contre la pandémie fut collective, la belle vitalité d’une langue en partage le montre avec éclat. C’est avec des mots français, bien formés et intelligibles, correctement employés également, que l’on sut se protéger. On ne s’étonnera pas, dès lors, que l’Académie française s’en soit mêlée. Elle a rappelé que l’acronyme COVID signifie coronavirus disease, soit « maladie du coronavirus » : la COVID-19 est une maladie infectieuse. Ce rappel est fondé ; il vient cependant un peu tard : le masculin (influencé sans doute par le coronavirus) est répandu. Le Petit Larousse 2022 propose les deux genres, féminin en tête : l’usage tranchera. On peut faire confiance à la vigueur féconde de la langue française : face à la crise, elle fut plus que jamais notre bien commun.
Bernard Cerquiglini